Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À Philippe-le-Hardi, fils de saint Louis, a succédé Philippe iv, dit le Bel. Jamais l’on a vu roi de France plus âpre à la curée des impôts ; le plus grand nombre des bourgeois murmurent, plusieurs menacent de se révolter. Il faut le dire pour ceux qui auraient le courage de la révolte (et je ne suis point de ceux-là), jamais révolte n’aurait été plus légitime : les officiers royaux s’en vont dans les maisons et les boutiques, prenant, sans payer, tout ce qui leur convient pour le service du roi et de sa famille ; les gens du fisc fouillent nos demeures, et, à défaut d’argent pour solder l’impôt, ils se saisissent de la vaisselle, des meubles, et même des vêtements des bourgeois, des artisans et des marchands. Le mois passé, le fisc a ainsi enlevé de ma boutique, un Saint-Chrysostome, superbe livre sur parchemin que j’avais mis près de cinq années à écrire. Ces exactions n’ont d’autre but que de fournir à la ruineuse prodigalité du roi des Français et de ses courtisans. On dit la misère affreuse dans toutes les provinces de la Gaule. Les seigneurs, afin de pouvoir briller à la cour et dans les tournois, écrasent leurs serfs de travail et de taxes ; les denrées augmentent et deviennent d’un prix fabuleux ; la guerre des Anglais, dont les conquêtes vont toujours croissant en Gaule, met le comble à tous ces maux. C’est à peine si je puis vendre un livre de temps à autre. Enfin, Dieu nous prendra peut-être en pitié. Hélas ! je ne suis point comme nos valeureux ancêtres : Loisik, Ronan, Amael, Vortigern, Eidiol, Fergan, Mylio, qui ne désespéraient jamais du salut et de l’affranchissement de la Gaule, prédits par Victoria-la-Grande. Je l’avoue, à ma honte, fils dégénéré de Joël, j’ai perdu tout espoir ; les quelques années qu’il me reste à vivre seront, je le prévois, aussi attristées que mes années passées. Je n’aurai rien à ajouter à notre légende ; peut-être n’aurai-je pas même à la léguer à notre descendance, car je n’ai pas d’enfant, et la race de Joel s’éteindra sans doute en moi.