Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 8.djvu/8

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châteaux et multiplièrent tant, que ils furent bientôt six mille, et partout là où ils venaient, leur nombre croissait, car chacun de leur semblance les suivait… Ces méchans gens ardirent au pays de Beauvoisin plus de soixante bonnes maisons et forts châteaux… Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbisis, de Vermandois, et des terres où ces méchans gens conversaient (détruisaient) et faisaient leurs forcenneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis en Flandre, en Hainaut, en Brabant ; si en y vint tantôt assez de tous côtés ; si (ainsi) s’assemblèrent les gentilshommes étrangers et ceux du pays qui les menaient ; si commencèrent à tuer et à découper ces méchans gens sans pitié et sans merci, et les pendaient aux arbres où ils les trouvaient ; mêmement le roi de Navarre en mit a fin plus de trois mille, près de Clermont en Beauvoisin (Guillaume Caillet, leur chef, fut supplicié à Clermont) ; mais ils étaient ja (déjà) tant multipliés, que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes ; et quand on leur demandait pourquoi ils faisaient ce (cela), ils répondaient qu’ils ne savaient, mais ils le véoient (voyaient) faire aux autres, si le faisaient aussi, et pensaient qu’ils dussent en telle manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, par quoi nul n’en pût être (pour qu’il n’en restât aucun). En ce temps que ces méchans gens (les Jacques) couraient, revinrent de Prusse le comte de Foix et le captal de Buch, son cousin, et entendirent sur le chemin si comme ils devaient entrer en France, la pestilence, et l’horribilité qui courait sur les gentilshommes ; tant chevauchèrent qu’ils vinrent à Meaux en Brie ; si allèrent tantôt devers la duchesse de Normandie et les autres dames, qui furent moult lies (très-joyeuses) de leur venue, car taus les jours elles étaient menacées des Jacques et des vilains de Brie et mêmement de ceux de la ville, ainsi qu’il fut apparent ; d’autre part, les vilains de Paris s’en vinrent aussi Meaux par flotte et par troupeaux, et s’en vinrent avecque les autres, et furent bientôt neuf mille à Meaux, en très-grande volonté de mal faire… Or, regardez la grand’grâce que Dieu fit aux dames et aux demoiselles (de la duchesse de Normandie) qui étaient dedans Meaux ; elles eussent été violées, efforcées et perdues, comme grandes dames qu’elles fussent (quoiqu’elles fussent de grandes dames), si ce n’eût été les gentilshommes qui là étaient et par espécial (spécialement) le comte de Foix et le captal de Buch, car ces deux derniers donnèrent l’avis pour détruire et déconfire ces vilains et ces Jacques ; quand ces méchans gens, noirs et petits et très-mal armés, virent la bannière du comte de Foix et celle du duc d’Orléans et le pennon du captal de Buch, et les glaives et les épées entre leurs mains, et celles de leurs gendarmes bien appareillés, si commencèrent les premiers à reculer, et les gentilshommes à eux poursuivre et à lancer sur eux de leurs lances et de leurs épées, et eux abattre les Jacques… Si les abattaient à grands monceaux et tuaient ainsi que des bêtes, et les reboutèrent tous hors de Meaux, et en tuèrent tant et tant, qu’ils en étaient lassés et tannés, et les faisaient saillir (sauter) en la rivière de Marne ; finalement, ils en tuèrent ce jour (30 juin 1358) plus de sept mille ; et quand les gentilshommes retournèrent, ils boutèrent le feu en la désordonnée ville de Meaux, et l’ardirent (la brûlèrent) toute, et tous les vilains du bourg qu’ils purent dedans enclore ; depuis cette déconfiture qui fut faite d’eux à Meaux, les Jacques ne se rassemblèrent plus nulle part, car le jeune sire de Coucy, qui s’appelait messire Enguerrand, avait grand’foison (grand nombre) de gentilshommes avec lui, qui mettaient les Jacques à mort partout où ils en trouvaient, sans pitié ni merci. » (Chronique de sire Jean Froissart, liv. I, chap. LXV à LXVIII, pages 370 à 378.)


Cette attaque de Meaux par les Jacques nous servira de transition naturelle pour arriver à constater ce fait immense et tout nouveau à cette époque : l’alliance des paysans et des populations des villes, peuple et bourgeoisie, contre la noblesse et la royauté.

Le chef de la grande révolution de 1356-1358, à Paris (les révolutions de 1413 et de 1789. reproduisirent presque identiquement les mêmes faits, les mêmes principes, les mêmes particularités, les mêmes progrès) ; le chef de cette grande révolution, disons-nous, fut Étienne Marcel, prévôt des marchands, l’un des plus illustres citoyens, des plus courageux patriotes dont la France puisse s’enorgueillir ; il avait senti l’imminence et la portée de l’alliance des bourgeois et de l’artisan avec les paysans contre leurs ennemis communs et séculaires : clergé, noblesse et royauté. Marcel crut devoir appuyer l’insurrection des Jacques. Il voyait en eux d’utiles auxiliaires ; il voulait modérer leur