mais j’étais pauvre. Cependant, en boursillant avec Denis Laxart et quelques bonnes gens de Vaucouleurs, nous réunîmes la somme nécessaire à mon voyage et à l’achat d’un cheval ; je me mis en route avec mon petit-fils en croupe. Après beaucoup de traverses et de dangers, car les chemins continuent d’être infestés de bandes de soldats déserteurs et de malandrins, nous parvînmes jusqu’à Rouen. Je logeai dans une modeste hôtellerie située sur la place du Vieux-Marché. J’appris bientôt l’abjuration solennelle de Jeanne Darc, et qu’à ce sujet ses ennemis implacables la traitaient de fourbe infâme, tandis que ceux qui, croyant à la divinité de ses inspirations, s’étaient d’abord apitoyés sur elle, lui reprochaient son indigne lâcheté en présence du supplice ; j’ignorais complètement alors les causes ténébreuses, horribles de cette apostasie, cependant, ma conscience, ma raison, le souvenir de mes fréquents entretiens avec Denis Laxart, qui m’avait raconté si souvent dans leurs moindres détails l’enfance et la première jeunesse de l’héroïne, les confidences de frère Arsène, le médecin de la famille Darc, homme de grand savoir, à qui je devais la connaissance des causes naturelles des hallucinations de Jeanne ; enfin le récit de tant de faits si glorieux pour elle, apportés par sa renommée jusqu’au fond de la Lorraine, tout me donnait à penser qu’une abjuration, si contraire au ferme courage, à la loyauté de la vierge guerrière, devait cacher quelque sinistre mystère. Je ne partageais donc pas le sentiment de répulsion qu’elle inspirait même à ceux qui s’étaient émus de ses malheurs. Quant aux Anglais, je m’expliquais leur haine implacable contre la Pucelle. Ce peuple, grâce à la couardise de notre chevalerie et de la royauté, nous a causé, depuis plus d’un demi-siècle, des maux affreux ; ce peuple est, je l’avoue, valeureux et fier, quoique endiablé d’orgueil ; ses nobles capitaines, longtemps invincibles, se sont vus vaincus en vingt batailles par l’héroïne plébéienne. Elle a ainsi à jamais détruit le redoutable prestige de leurs victoires passées ; ils ne peuvent lui pardonner d’avoir porté un coup irréparable, un coup mortel à leur
Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/321
Apparence