Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 7-8.djvu/203

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— Et n’allez pas me dire, Monsieur — reprit le prince, après un moment de silence causé par sa profonde émotion — n’allez pas me dire que cette passion de contrastes dont je vous parle exclut l’amour,… non… pas plus que la passion du jeu n’exclut l’amour… Les joueurs forcenés ne sont-ils pas souvent aussi passionnément amoureux ?… Vous m’accablez parce que vous m’avez vu écrire un nom doublement sacré pour moi, je le sais, sur la table d’un cabaret… Savez-vous seulement quelle était alors ma pensée ?

— Oui, je le sais maintenant — m’écriai-je — de plus en plus touché de la franchise des aveux du prince. Dès que vous aviez pris les vêtements, l’apparence, le langage, et jusqu’aux vices de ces malheureux, que l’ignorance et la pauvreté dépravent, vous vous plaisiez, par une bizarre fantaisie, à vous croire l’un d’eux. Et pendant cette aberration, complétée souvent par l’ivresse, vous éprouviez le même vertige d’étourdissant bonheur qu’aurait éprouvé l’un des misérables au milieu desquels vous étiez attablé, s’il s’était dit : j’aime et je suis aimé de la plus belle, la plus noble jeune fille qui soit au monde.

— C’est vrai, souvent j’ai éprouvé cela — me dit le prince, de plus en plus surpris.

— Et plus tard, — repris-je, — lorsque cette noble et charmante jeune fille, qui vous aimait avec idolâtrie, est devenue votre femme… toujours poussé par cet étrange besoin de contrastes, vous avez été porter, au milieu des misères et des dégradations de toute sorte, votre bonheur caché, de même que l’homme du conte