Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1878-1879, 1886.djvu/293

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Que n’ai-je dormi, l’âme et la paupière closes,
Sans les ouvrir avant l’achèvement des choses !
La soif de l’Idéal n’aurait dû nulle part
En devancer le règne inauguré si tard !
Le sentiment des maux, qu’en frémissant je scrute,
Devait m’être épargné, comme il l’est à la brute,
Jusqu’à ce qu’enfantant un astre réussi
La Nature à ma race eût crié : « C’est ici ! »
Mais non ! l’humanité porte la peine auguste
D’une grandeur précoce à quoi rien ne s’ajuste
Elle a l’air d’une espèce éclose à contretemps :
Tout est prématuré dans ses vœux transcendants,
Tout dans ses appétits la rappelle en arrière,
Tout ce que son génie ouvre en haut de carrière,
En bas la pesanteur à ses pieds l’interdit.
De son globe natal, qu’elle étreint et maudit,
Comme d’un vieil amant dégoûtée et jalouse,
Avec trop d’âme en soi pour s’en faire l’épouse,
Et trop d’argile aussi pour s’en pouvoir passer,
En rêvant de le fuir elle aime à l’embrasser !


Je le sens, moi son fils, malade et vieux comme elle !
Car je bois, en suçant son antique mamelle,
Non le lait primitif, non ce sauvage lait
Où nul sang par l’épreuve usé ne se mêlait,
Et qu’à ses nourrissons offrait dans sa tanière,
À peine femme encor, la dryade dernière,