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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

sans reproche, Sa Majesté a chargé l’évêque[1] de Québec de les tirer des endroits qui ne peuvent être soupçonnés d’aucune débauche. Vous aurez soin de les établir le mieux que vous pourrez et de les marier à des hommes capables de les faire subsister avec quelque sorte de commodité. » Cette lettre, dit M. Charles Gayarré, historien de la Louisiane, démontre combien est mal fondée l’impression générale qui admettait comme chose prouvée que dans la première période de la colonisation le gouvernement n’envoyait à la Louisiane que des filles perdues[2], sorties des lieux de prostitution et de tous les réceptacles du vice. Il ajoute : « L’année 1705 fut malheureuse pour les colons. S’il leur arriva de France, dans un vaisseau de cinquante canons, commandé par Decoudray, un surcroît de garnison de soixante-quinze soldats, vingt-trois filles, cinq prêtres, deux sœurs grises, qui devaient être chargées du soin de l’hôpital, et une grande quantité de vivres et de munitions de toute espèce, ils n’en eurent pas moins à souffrir des attaques des Indiens qui leur tuèrent quelque monde, et d’une cruelle épidémie[3] qui leur enleva trente-cinq personnes, ce qui était une perte considérable, vu leur petit nombre. Ils eurent aussi la douleur d’apprendre que les établissements français sur le Ouabache avaient été entièrement détruits par les Indiens, alliés des Anglais[4]. L’année 1706 ne commença pas sous de meilleurs auspices. Les Indiens, surtout les Chactas et les Chickassas, se battaient entre eux avec fureur. Les Français étaient souvent impliqués dans les querelles que faisaient naître les haines héréditaires des sauvages et perdaient quelques-uns des leurs dans les escarmouches qui avaient lieu lorsqu’on s’y attendait le moins. La disette même se fit sentir et Bienville écrivit à ce sujet au ministre : « Les Espagnols n’ont pu nous aider que de blé d’Inde. Les hommes qui sont à la Louisiane s’accoutument à en manger, mais les femmes qui sont pour la plupart parisiennes, en mangent avec peine. Ce qui les fait beaucoup pester contre monseigneur l’évêque de Québec, qui leur avait fait entendre qu’elles seraient dans un pays de promission. Il est venu cinquante hommes[5] du haut du Mississipi avec l’intention de s’établir ici. » Pour comble de malheur les colons, au lieu de s’unir pour résister aux sauvages, et pour combattre la famine qui les menaçait, se querellaient[6] entre eux ; la discorde régnait en souveraine parmi cette poignée d’hommes. M. de La Salle, qui était le commissaire-ordonnateur de la colonie, faisait tout ce qu’il pouvait pour nuire à Bienville, et écrivait au ministre, en date du 7 septembre 1706 : « Iberville, Bienville et Châteaugué[7], les trois frères, sont coupables de

  1. Mgr  de Saint-Valier était alors en France. Comme les colons du Mississipi et de la Louisiane sortaient pour la plupart du Canada, on rattachait ces pays au diocèse de Québec, de même qu’autrefois (avant 1659) le Canada relevait de l’évêché de Rouen parce que ses colons étaient en majorité Normands.
  2. Il en est de cette question, en Louisiane, en Acadie et en Canada, comme de celle du métissage : Pour une fille de mœurs douteuses, on implique toutes les filles du pays ; pour un mariage mixte, on ne voit partout que des demi-sangs.
  3. Vers la fin de septembre 1704, plusieurs personnes moururent de la peste, entre autres Henry de Tonty et un officier canadien du nom de Levasseur.
  4. Depuis 1696 au moins, les Anglais se rapprochaient de l’ouest avec plus de rapidité que jamais, et, chose singulière, depuis ce moment le gouvernement de Versailles insistait auprès des Canadiens pour qu’ils se retirassent de ces contrées.
  5. Évidemment des Canadiens. À cette époque les coureurs de bois, et tous ceux qui abandonnaient le Bas-Canada pour aller vivre au delà des lacs, étaient plus nombreux que jamais.
  6. La division était entre Français et Canadiens.
  7. Antoine LeMoyne de Châteauguay qui, vers 1720, fut gouverneur de Cayenne.