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À SUSE.

souvent fort graves, d’un semblable accident. Lorsque les ouvriers ont vu leur camarade debout deux heures plus tard, leur surprise s’est donné libre carrière.

Grâce aux soins prodigués par M. Houssay, aux médicaments aussi gratuits que les conseils, nous conquérons l’estime de nos voisins. La réputation des Faranguis s’étend de proche en proche ; non contents de venir nous consulter sur leurs maux présents et à venir, les nomades poussent la confiance jusqu’à nous supplier de réparer des montres acquises dans les bazars de Bassorah, des fusils inénarrables et une tabatière à musique sans engrenages ni ressort. La charge de recevoir ces importuns m’incombe en général. Les gens riches me proposent dix chaïs (40 centimes) ; puis, comme je me récuse, ils se consultent du regard et font miroiter devant mes yeux l’appât d’un kran tout entier. Artaxerxès lui-même ne saurait me corrompre…, à moins qu’il ne m’offrît un carré de côtelettes.

Le mouton se dérobe devant nous, l’agneau s’évanouit, ombres vaines toujours poursuivies et jamais atteintes ! À l’exemple de Cheikh Ali, il n’est mauvaises excuses que ne donnent les Arabes, si avides d’argent, pour refuser de nous vendre leurs bêtes à laine.

Je soupçonne Mirza Abdoul-Raïm d’être l’âme de ce pacte de famine. Quand le colonel comprit que nous allions rendre l’âme, il fit amener, soi-disant de Dizfoul, trente brebis maigres, galeuses, déplumées, ainsi que des animaux atteints de maladie mortelle, et les proposa pour un prix quintuple de leur valeur réelle. Depuis lors une lutte cruelle se livre entre les instincts honnêtes de M. Houssay naturaliste et l’amour-propre de M. Houssay pourvoyeur.

Diagnostiquant la phtisie des brebis à leur aspect extérieur, le naturaliste fit taire le pourvoyeur et refusa de laisser paraître sur notre table une viande malsaine. Mieux vaut encore le régime du pilau et du poulet bouilli : s’il n’est point de nature à développer une honteuse gourmandise, il a du moins le mérite d’être salubre.

Quand on lui communiqua cette décision, le mirza jura devant le soleil et la lune qu’il ne paissait pas de plus beaux moutons dans les prairies d’Éden, et promit cependant de les renvoyer à leur légitime propriétaire. En attendant cet heureux jour, il a préposé un habitant du gabr au soin de les mener paître et d’arracher les derniers flocons de laine égarés sur leur dos. Quand je passe auprès de ces tristes squelettes, que je compte leurs côtes, les nœuds de l’épine dorsale, que je considère leurs flancs aplatis, leur éticité pathologique, une pensée, toujours la même, obsède mon esprit. Bon gré, mal gré, ce sera par notre intermédiaire que les élèves du mirza accompliront leur destinée. Les trente y passeront. Nos jeunes camarades, auxquels j’ai