Page:Susejournaldes00dieu.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
À SUSE.

tumulus. Les morsures de l’été tueront même les insectes qui se relayent pour nous torturer. Que ne nous vengent-elles aussi des pèlerins ?

Les mouches vivent en légions si nombreuses, que casques et habits semblent couverts d’une carapace de jais noir ; les moustiques sont armés d’aiguillons si acérés, qu’ils percent les habits après avoir traversé la toile des pliants et ne laissent pas à leurs victimes le loisir de s’asseoir. Chevaux, ânes, mulets ont le cuir trop tendre pour se défendre contre ces vampires.

« Grâce, petit moustique ! Je suis ton esclave, petit moustique.

« Le moustique se pose sur ma tête ; la prendrait-il pour une pastèque ?

« Le moustique se pose sur mon oreille ; veut-il me rendre fou ?

« Le moustique se pose sur mes yeux ; les prendrait-il pour des raisins noirs ?

« Le moustique se pose sur ma narine ; veut-il m’ôter l’odorat ?

« Le moustique se pose sur ma barbe ; me prendrait-il pour un derviche ?

« Le moustique se pose sur mes lèvres ; veut-il me rendre muet ?

« Le moustique se pose sur mon bras ; le prendrait-il pour du pilau ?

« Le moustique se pose sur mon nombril ; veut-il me rendre enragé ?

« Le moustique se pose au bas de mes reins ; les prendrait-il pour un coussin ? »

Dès le coucher du soleil on livre bataille à l’ennemi commun. Les soldats allument des broussailles coupées au bord du marais, jettent du fumier humide sur le brasier et entourent le campement d’un nuage empesté qui éloigne les insectes. Malgré les protestations indignées des yeux et de la gorge, bêtes et gens jouissent d’une tranquillité si parfaite dans cette situation réservée d’habitude aux jambons de tout pays, que les quadrupèdes eux-mêmes se serrent auprès du foyer et regardent avec une ineffable expression de béatitude les flammes lourdes. Comme l’âne de la fable persane, ils iront, un de ces jours, faucher les ginériums du Chaour et, faute de pincettes, activeront le feu du bout de leur sabot.

Le soir s’avance tranquille sur la plaine, qui s’endort dans ses bras ; tout se tait, même les flûtes suraiguës des vampires terrassés. La température plus clémente, la nature plus mystérieuse, invitent aux douces rêveries, tandis que la reine des nuits s’envole, empourprée, au-dessus de l’horizon, et jette un manteau d’argent sur le dos des ombres. Mais Hécate semble pâlir dans le voisinage des étoiles ; la Voie lactée partage le ciel comme un grand chemin dallé de cristal ; des escarboucles aux reflets métalliques jonchent la voûte céleste.

Soudain la terre s’éclaire à son tour d’une flamme rouge, sanglante, épouvantable. De l’autre côté de la Kerkha se balancent les vagues d’une mer brutalement colorée. Les nomades incendient les herbages épineux désormais inutiles. Le sol, purifié, s’engraissera de leurs cendres et, dès les premières pluies, se couvrira d’abondants pâturages. L’incendie dure plusieurs jours ; il n’est