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LE LEVER DU JOUR AU DÉSERT.

à les saisir au passage comme des chiens de mauvaise compagnie. Le cheikh, rassasié, repousse le vaste plateau et l’abandonne à la gloutonnerie de ses clients. Une sébile d’eau passe de main en main, de bouche en bouche, puis les dîneurs, à l’exemple de M’sban, se lèvent et se retirent sous les tentes des femmes. C’est le signal du couvre-feu.

Les Faranguis s’enroulent dans leur couverture, appuient la tête sur les sacoches des selles métamorphosées en oreiller, et s’étendent autour du piquet porte-fusil qu’éclairent par instants les dernières lueurs d’une flamme mourante.

De la nuit je n’ai entendu autre bruit que les aboiements des chiens, les voix plaintives des chacals, le sifflement du vent sous les pans agités de la tente et les coups des pilons retentissant réguliers, dans les mortiers de fer où les femmes décortiquent le riz longtemps avant le jour.

Rudes habitudes de la vie nomade, hélas ! je vous ai perdues ; un horrible torticolis me condamne à l’immobilité. Quand les étoiles pâlissantes s’éclipsent à l’orient devant l’aube laiteuse et qu’un Arabe, chargé de bois, rallume le foyer éteint, mon corps semble rivé à la couche douloureuse qui l’a meurtri. Le premier réveil après une nuit d’hiver passée sur la dure est un glacial avant-goût du tombeau ; mais vienne l’étincelle brillante, parcelle arrachée par Prométhée au divin Phébus, et cette froidure se transforme en une sensation de bien-être, en un extatique retour à la vie. Encore un instant, la terre s’illumine aux rayons du dieu lui-même. Cours, ô mon être, va respirer la brise salubre du matin, laisse planer tes yeux sur cette plaine immense, plus vaste que l’Océan, plus irisée que la nacre ; sur ces montagnes, ruban de moire bleue et pourpre, lointain et dernier rideau d’un sublime décor. Suis ces longs troupeaux qui s’enfoncent dans le désert, ces agneaux bondissants, ces chevreaux qui s’essayent déjà front contre front aux luttes de la vie. Considère ces grandes silhouettes des chameaux et ces buffles aux cornes basses s’estompant dans les vapeurs agitées en vagues énormes, telles que les fumées de l’encens montant vers le ciel, et loue ton Maître suprême, de quelque nom qu’il plaise à l’homme de le nommer.

Est-il un hommage plus digne de la Divinité que l’admiration muette provoquée par la contemplation de ses œuvres ? On ne communique pas avec le Créateur quand on voit le ciel entre de hautes murailles. Laborieuse tâche que de ramener vers des régions sereines la pensée égarée comme ces jeunes poulains échappés à la main des nomades, quand on vit sous un jour pâle et parcimonieusement distribué, écrasé sous un toit qui cache les espaces infinis ! Au désert, la bouche demeure silencieuse, mais du cœur s’élance, spontané, un hymne d’enthousiasme et de reconnaissance.

Vous qui doutez de tout et de vous-même, ne cherchez point la paix dans les