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SUSE !

Au soleil couchant, les muletiers me montrent de grosses taches blanches semées dans un pré. Le bruit de nos pas semble leur donner la vie ; elles s’agitent, s’émeuvent et prennent la fuite ; ce sont des gazelles. Impossible de les atteindre. Le long du pré court un ruisseau alimenté par une source ; nous n’irons pas plus loin.

La nuit s’est passée fort paisible, les chacals eux-mêmes ont gardé le silence, preuve certaine de l’éloignement des tribus.

Le lendemain, la caravane passait au pied du tell de Docelladj, suivait une série de vallonnements rapides, caillouteux, stériles, et pénétrait dans le bassin de la Kerkha. Hâtons le pas, le but est proche. Le soleil veut nous faire fête ; il dissipe les brouillards, et soudain apparaissent sur ma gauche les eaux argentées du fleuve courant à travers la jungle verte, puis, en arrière de cette forêt vierge, la masse des tumulus susiens et la flèche blanche du tombeau de Daniel.

« Suse ! Suse ! »

Tels on voit d’audacieux navigateurs se hasarder à la recherche des contrées lointaines ; jouets des vents infidèles, ils ont erré sur des mers inconnues et sous un pôle ignoré ; ils aperçoivent enfin le rivage, ils le saluent par de longs cris d’allégresse, ils se le montrent les uns aux autres et oublient les misères et les périls du voyage.

À vol d’oiseau, douze kilomètres me séparent de la terre promise. De la main je vais la saisir. Il me semble découvrir au bout de ma lorgnette les déblais arrondis le long des tranchées comme de gigantesques taupinières ; je vois se dresser les murs de la maison grise. Franchissons la rivière ; le soleil est encore haut ; ce soir nous coucherons à Suse. Le convoi longe la forêt. Les arbres cessent pour faire place à des bancs de gravier déposés par les crues. Ces éclaircies montrent les eaux grossies par les pluies, torrentueuses, lourdes de terre en suspension, charriant des troncs d’arbres noueux.

La caravane atteint le point où le fleuve était encore guéable il y a quinze jours. Hélas ! impossible de le traverser aujourd’hui. L’élargissement démesuré du lit prouve que les eaux se sont élevées de trois à quatre pieds et doivent atteindre au thalweg une profondeur de deux mètres cinquante.

Que faire ? Nous revenons sur nos pas. On décharge les bagages dans une étroite gorge comprise entre la falaise et un bois touffu, baigné par le fleuve. Demain un homme se jettera à la nage, gagnera la rive gauche et se rendra au campement de Kérim Khan, où se trouvent, paraît-il, les éléments d’un kelek.

La tente, mouillée depuis deux jours, est impropre à tout usage ; avec les bagages nos muletiers construisent trois murailles, tandis que Marcel, MM. Babin, Houssay et Jean-Marie pénètrent dans les bois, afin de ramasser les branches feuillues nécessaires à la confection de la toiture.