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DÉSERTION DES CHANTIERS.

Une heure plus tard les trois entrepreneurs comparaissaient à la barre. Marcel prenait la parole :

« En punition de l’inexactitude de vos hommes, je diminue de quatre chaïs les salaires quotidiens ; je congédie les paresseux, les vieillards et les enfants. Enfin, il sera pourvu au remplacement des terrassiers qui n’auront pas repris le travail quand le soleil passera au méridien. »

Le voisinage d’une nombreuse tribu arabe et des Loris de Kérim Khan rendait cette menace sérieuse. Avant qu’il fût midi, les mutins attaquaient à coups redoublés les parois des excavations. Désormais la mission sera maîtresse du personnel qu’elle occupe. Pareil succès est le meilleur indice de son ascendant moral. Depuis vingt-quatre heures, un homme revêtu d’un caractère quasi religieux, relevant d’un chef vénéré, subit dans une geôle chrétienne un jeûne rigoureux. L’année dernière nous eussions payé de la vie, ou tout au moins du pillage du camp, une action aussi téméraire.

L’émeute était calmée, mais il nous restait sur les bras un locataire bien gênant. Condamner le prisonnier à mourir de faim eût été peu généreux ; d’un autre côté, on ne pouvait le relâcher sans prétexte.

Mon mari songea alors à jeter sous les pieds du coupable le tapis de l’explication.

« Jurerais-tu sur le Koran que tu es innocent de tout vol ?

— Qu’on aille chercher « le Livre ».

Deux ouvriers se rendent à l’imam-zadé et rapportent un volume empaqueté dans une étoffe de soie. Le voleur va prêter serment ; son attitude est si calme et sa faute si certaine, qu’un doute s’élève dans l’esprit de Marcel. Le livre est saisi, ouvert.

« Le Chah-Nameh (le Livre des Rois) ! Est-ce là ton Koran ?

— Vos gens ne savent pas lire ; ils se sont trompés. »

On retourne à l’imam-zadé, mais le Koran est en état de vagabondage. « Des nomades campés à deux heures de Suse l’ont emprunté. »

J’avais une partition des Huguenots. « Gens sans piété, musulmans sans vertu, ai-je dit d’un ton solennel, reconnaissez la traduction de votre livre ! Et toi, misérable, jure que tu n’as rien pris dans la tranchée. » Mohammed Ali porte avec respect les Huguenots à son front, baise une des pages où les quadruples croches et les accidents se multiplient avec le plus de noirceur, tandis que sa physionomie tourmentée reflète l’agitation d’une âme coupable.

Un petit casuiste du Gabr, accouru pour l’assister dans cette délicate occurrence, lui souffle enfin une formule prétéritoire et digestible, taillée sur le patron de l’opinion probable. Mohammed prend brusquement son parti, et s’exécute.