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À SUSE.

Hier au soir, l’évocation du toit paternel fit pâlir le palais des Grands Rois. C’était comme un tableau qui se déroulait, visible à travers des milliers de lieues.

Sous un lourd manteau de neige la terre est couverte, là-bas, très loin. La bise fait bruire les chênes séculaires qui ploient sous le fardeau d’une mousse cristallisée ; d’immenses pelouses s’étendent, semblables à des lacs polaires. À travers les hautes cimes des sapins pointus courent des rubans d’argent qui se tordent, s’enroulent et se déroulent pour atteindre une ceinture de forêts sombres. Aucun pied n’a foulé ces chemins immaculés.

L’heure est tardive, la nuit noire, tout est calme, paisible, silencieux auprès du grand castel où j’ai passé mon enfance. On ne distinguerait même pas ses tours hautes et massives, si la terre pâle n’envoyait sur les murs des reflets transparents.

Les tourbillons de neige ont caché les fossés, dernière défense de la citadelle, sous les plis traîtres d’un linceul éburnéen. Plus de pont-levis à baisser devant l’unique porte du château, plus d’appel au gardien du donjon. De pesantes huisseries s’appliquent sur les montants de pierre, mais elles ne tournent jamais sur leurs gonds rouillés.

Que les moissonneurs passent en une claire nuit d’été, gagnant les champs longtemps avant l’aube, qu’un mendiant cherche l’hiver un abri, et toujours ils trouveront ouverte la baie hospitalière. Entrons. La cour paraît immense dans sa froide nudité, entourée de murs percés et repercés de fenêtres d’âge et de styles disparates, voilés sous les guirlandes de lierres deux fois centenaires. Comme dans la campagne, un tapis de neige couvre le sol ; comme dans la campagne, tout est silence, tout est sommeil.

Soudain les vitraux des croisées gothiques s’éclairent ; des lueurs fugitives courent dans la galerie du premier étage. Au rez-de-chaussée les portes s’ouvrent ; des paysannes, la coiffe blanche serrée sur de petits bandeaux argentés, le visage ridé par les années, le travail et les soucis, avancent prudemment la tête, surprises d’être debout par un temps si rigoureux, à une heure aussi tardive.

Mais voici la tour où s’enroule en une longue spirale l’escalier de pierre. Un vieux prêtre apparaît, tout frileux, son bréviaire à la main ; il murmure, dans un demi-sommeil, une courte prière. Il se réveillera en entrant dans la chapelle.

Je vois ma petite nièce, une adorable enfant, la fleur de la maison. Les grandes marches qui résonnaient sous les pas des chevaliers bardés de fer sont trop étroites pour elle : elle en saute toujours deux. (C’était jadis mon ambition, et je ne réussis à la satisfaire qu’après m’être fendu la tête.) Puis viennent la mère et la grand’mère, avec ses grands yeux clairs. Le visage charmant de l’aïeule s’illumine d’un sourire, et pourtant le grand corps majestueux qu’il couronne s’appuie péniblement sur des serviteurs fidèles.