Page:Susejournaldes00dieu.djvu/359

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
343
QUI DÉFENDRA LES MULETS ?

Nous sommes campés au pied d’un soulèvement schisteux. La plaine est déserte, abandonnée, sans végétation, rougie par le soleil, qui pénètre à l’horizon dans son palais de pourpre.

Un point se meut au loin, puis dix, vingt. Nous cessons de les compter et courons vers le campement. Les animaux sont ramenés derrière les caisses. Marcel et moi accumulons des munitions à portée de la main. Plus de soixante nomades, piétons et cavaliers, s’avancent rapidement. Ce sont des hommes, des femmes, plus terribles que leurs maris, si j’en crois les histoires horribles que racontent la nuit les muletiers de garde.

« Voici la mort ! gémissent nos gens ; ce sont les Ansariehs ! Ouvrez le feu ! Saheb, Khanoum, tirez sur ces chiens maudits ! Ils vont nous charger ! Tirez, tirez donc ! Dieu l’a voulu, nous serons mangés ici par les oiseaux de proie ! »

Deux coups de carabine.

C’est un signal bien connu. Dans le désert, il signifie : « N’approchez pas. »

Baker s’avance en plénipotentiaire. Il fait encore assez jour pour qu’il puisse distinguer son père de sa mère. On parlemente. Il revient sur ses pas. « Saheb, le cheikh désire vous entretenir. N’oubliez pas de le prévenir que douze Faranguis dorment sous la tente. »

Nous avançons. Les nomades font mine de venir à notre rencontre, mais un geste énergique les arrête. L’un souhaite un remède pour ses yeux malades, l’autre veut un talisman capable de lui attirer la bienveillance d’une jeune fille, un troisième demande dans quelle tribu se cachent deux buffles qu’on lui vola la semaine dernière.

Je ne me fais pas d’illusion : on nous traite en fils du diable. Nous devons à cette filiation bien établie de traverser à deux un pareil pays.

Les lueurs crépusculaires se fondaient dans la nuit. Baker tire un pan de ma veste. « Venez un instant, je désire vous parler… Ne vous éloignez pas de nous. Ces Arabes sont des traîtres ; rien ne me dit qu’ils ne vont pas vous entourer et vous tuer. Saheb mort, qui défendra les mulets, si vous n’êtes pas là ? » Cependant la nuit devenait noire ; Marcel engagea les Arabes à se retirer et à nous laisser rejoindre nos douze camarades endormis sous la tente. La troupe s’est éloignée de mauvaise grâce, après avoir reçu du sulfate de fer, de l’hyposulfite de soude et un talisman matrimonial orné de mon paraphe.

10 avril. — Le lendemain de notre entrevue avec les amis intimes de Baker, nous atteignîmes les terres de Cheikh M’sel et le village de Djéria, bâti au bord du Karoun. Cette fois nous étions bien sauvés. Un grand kachti (bateau à voile) fut loué et chargé ; nous prîmes possession d’un château ventilé, élevé à l’arrière de la nef ; on largua les amarres, et le courant, très rapide, entraîna le bateau. Quand le