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À SUSE.

rayons les herbes folles poussées depuis le commencement des pluies et le frayé poudreux qui se déroule semblable à un interminable serpent. Sur la gauche de ce chemin, que n’effleura ni déflora jamais ingénieur ou cantonnier, s’élève une construction cubique. Le takht (trône) recouvre un âbambar (magasin d’eau) ; sur la terrasse se profilent des corps humains nonchalamment étendus. Nous approchons. Aussitôt les voyageurs descendent de leur observatoire ; l’un d’eux s’avance vers mon mari et lui remet une dépêche de Mozaffer el Molk. Cette lettre, écrite en français, est l’œuvre du médecin de Son Excellence, Moustapha Khan, qui reçut jadis du docteur Tholozan des leçons de thérapeutique et de grammaire.

Le gouverneur annonce son prochain départ de Dizfoul et son arrivée à Chouster ; il engage la mission à l’attendre dans cette dernière ville avant de hâter sa marche vers le tombeau de Daniel.

Pendant cette lecture j’examine l’émissaire du gouverneur ; le bonhomme, de son côté, cherche à lire sur la physionomie de mon mari l’impression produite par un message aussi inattendu. La tête est fine, intelligente, les yeux petits mais vifs, le nez droit, le profil régulier, le corps bien proportionné ; les cheveux et la barbe ont cette belle couleur acajou que donne le henné. Malgré l’âge accusé par la teinture, l’envoyé du gouvernement affecte des allures juvéniles et porte un costume persan d’une élégance raffinée. Il n’est pas vieux, mais usé avant l’âge. Tel m’apparaît le colonel Mirza Abdoul-Raïm, au demeurant d’une politesse et d’une correction académiques. Il nous invite à faire l’ascension de la terrasse, à prendre place sur son tapis, et prépare avec une solennité méticuleuse un thé digne des dieux. Entre temps il décline ses titres et qualités.

Envoyé à Saint-Pétersbourg comme secrétaire d’ambassade, il dut, après avoir goûté de la vie civilisée, revêtir — quel crève-cœur ! — l’uniforme militaire. Ses fonctions actuelles sont plutôt diplomatiques que guerrières ; elles consistent à entretenir la mauvaise harmonie parmi les chefs nomades et à s’installer chez les contribuables trop récalcitrants. Son cœur se dilate à la pensée de vivre auprès de nous pendant notre séjour à Suse.

Commis à l’insigne honneur d’apporter au chef de la mission la lettre de Mozaffer el Molk, il court le pays depuis plusieurs jours ; mais des coliques contractées en passant la rivière de Konah l’ont contraint d’interrompre son voyage ; l’arrivée tardive de la dépêche est la conséquence de ce contre-temps pathologique.

L’essoufflement, l’attitude fatiguée des chevaux et du nouveau venu me feraient plutôt croire que bêtes et gens sont venus de Dizfoul tout d’une traite. Quoi qu’il en soit, la mission ne saurait rebrousser chemin. Hâtons notre marche et gagnons la ville avant le départ de Mozaffer el Molk.

Sur le soir la caravane atteignait le joli village de Konah, bâti à mi-chemin de