Page:Susejournaldes00dieu.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
À SUSE.

Non loin des serviteurs préposés à l’installation du camp, nous croisons une nombreuse troupe de fantassins. Vêtus de loques grises à bandes écarlates, coiffés du bonnet d’astrakan aux armes de Perse, ces chrysalides de héros poussent des ânes ployant sous le faix. Le dos des pauvres bêtes supporte, en un désordre confus, tentes, farine, dattes, peaux de mouton, dépouilles opimes des villageois, le tout surmonté de fusils mal tenus, dont les soldats se sont débarrassés au profit des baudets avec un enthousiasme moins que militaire. Voici des derviches à pied et à cheval, des cavaliers, des porte-enseigne ; les uns tiennent un drapeau enfermé dans une gaine de cuir, les autres un bâton terminé par une main en fer-blanc, au poignet ceint d’une banderole vermillon.

Derrière les enseignes se groupent quelques soldats. Deux pièces de campagne, attelées chacune de six chevaux, ferment la marche. Un long intervalle est ménagé entre l’avant-garde et une interminable nuée de cavaliers chevauchant de beaux étalons ; viennent ensuite des serviteurs juchés sur des bagages qui battent les flancs d’une armée de baudets. Pêle-mêle avec ces brillants personnages et ces valets à mine insolente, marchent les victimes de la réquisition, pauvres hères à demi nus, les jambes ponctuées de varices. Contraints de transporter sans rémunération les bagages des chefs et des soldats, ils subissent, mélancoliques et résignés, la dure loi de la fatalité. Un homme seul, à la figure bonasse, aux énormes moustaches noires relevées sur les oreilles, vêtu de rouge : le bourreau. Il porte dans une trousse les instruments de son état, trois ou quatre grands coutelas trop bien aiguisés, si j’en crois les confidences de plusieurs Choustéris, médiocres admirateurs de ses talents.

Son Excellence doit être proche.

Nouveau groupe de cavaliers, mieux montés que les précédents ; derrière eux j’aperçois six chevaux de main. En tête marche une superbe jument de l’Hedjaz, aux allures vives, à l’œil de feu, à la robe blanche. Sa tête est parée d’une bride recouverte d’écailles d’or. La haute selle, habillée d’un tapis fin comme du velours, est maintenue par une sangle de soie noire et un poitrail orné de pierres précieuses. Quelques pas encore, et je demeure béante devant un coursier gris pommelé, plus fin, plus élégant encore que son chef de file. Le harnachement rouge, brodé et guilloché d’argent, fait ressortir le brillant de la robe, l’animation de la pupille, les veines frémissantes du naseau injecté de sang. Les belles bêtes ! comme j’aimerais à m’emparer de l’une d’elles ! Semblable aux dives et aux fées, je dévorerais la plaine, j’humilierais le vent, je volerais au-dessus des tamaris et des bruyères desséchées, je franchirais digues et canaux ; les sangliers ne me nargueraient pas deux fois. Mais trêve aux folles ambitions : n’ai-je point charge de caravane ?

Sur le large frayé tracé par l’ordou (escorte) s’avancent trois cavaliers ; à droite