Page:T. Corneille - Poèmes dramatiques, tome 5, 1748.djvu/565

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Plein d’un jaloux transport qui m’agite, me presse,
Pour vous percer le cœur, je pars, je vole en Gréce.
Après qu’en vous cherchant j’ai porté mille coups,
Que ma haine eût voulu faire tomber sur vous,
Malgré cette fureur de votre sang avide,
Je me rends tout-à-coup à moi-même perfide ;
Et contre mes sermens, forcé de les trahir,
J’ose, quand je vous voi, cesser de vous haïr.

Léon.

Ah ! Si mon sang pouvoit adoucir votre peine,
Il eût été plus beau de garder votre haine,
Que de me déguiser par quel bizarre sort
Vos vous trouviez réduit à poursuivre ma mort.
Charmé de voir en vous une vertu brillante,
J’aurois pû me contraindre à céder Bradamante.
Tout son mérite alors ne m’étoit pas connu,
Mon esprit de sa gloire étoit seul prévenu,
Et mon cœur libre encor, sans trop de violence,
Auroit quitté peut-être une douce espérance.
Mais en cachant vos feux, vous m’avez sans retour
Livré, malgré moi-même, au pouvoir de l’amour.
Contre vous, contre moi lui fournissant des armes,
Vous m’avez laissé voir tout ce qu’elle a de charmes ;
Et de ses feux flatteurs les invincibles traits
M’ont fait une blessure à n’en guérir jamais.
Du bonheur de mes jours je sens qu’elle dispose,
Je n’en vois plus qu’en elle, & vous en étes cause.
Si vous eussiez parlé, vos vœux seroient contens.
Pourquoi vous découvrir quand il n’en est plus temps ?
Pourquoi vouloir… Ingrat, rendez-moi mon estime,
Vous me l’avez surprise, & c’est-là votre crime.
Qui peut me croire lâche, injuste, sans pitié,
Ne sauroit de Léon mériter l’amitié.

Roger.

Plaignez-vous du destin quand mon amour éclate,
Mais ne m’accusez point d’avoir une ame ingrate.