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v
INTRODUCTION.

mérites à la Vie d’Agricola. Je n’accorderai cependant pas à La Harpe qu’elle soit le chef-d’œuvre de Tacite. Elle offre certainement, dans un espace égal, plus d’obscurités qu’aucun autre des écrits de l’auteur ; et ces obscurités ne tiennent pas toutes à l’altération du texte. Quelques constructions recherchées, quelques ellipses trop fortes, annoncent un écrivain dont le génie indépendant n’a pas encore posé à sa hardiesse des limites certaines. On pourrait considérer comme un défaut plus grave encore l’absence de ces détails sans lesquels il est difficile de suivre la marche d’Agricola. Toutefois, hâtons-nous de le dire, l’expédition de ce général dans des contrées neuves et inexplorées donne occasion à l’historien d’appliquer à la connaissance des peuples et des lieux cet esprit de curieuse investigation qu’il porte ailleurs dans la politique des princes et dans les secrets d’État. Ce n’est pas seulement la gloire de son beau-père que Tacite a transmise à la mémoire des hommes ; ce sont encore les antiquités d’une des nations les plus puissantes de l’Europe ; et la Vie d’Agricola reste, après tant de siècles, l’introduction nécessaire de toute histoire de la Grande-Bretagne.

Vers le même temps, sous le deuxième consulat de Trajan, Tacite publia son livre sur la Germanie, contrée aussi peu connue des Romains que la Bretagne, mais qui les intéressait au plus haut degré, puisque les Germains étaient le seul peuple d’Occident qui eût encore les moyens et la volonté de leur faire la guerre. En lisant la description de ces régions à peine découvertes, le peuple-roi était sans doute loin de penser qu’un jour il céderait son sceptre à ses sauvages habitants ; mais il est douteux que Tacite partageât la sécurité générale, et qu’il eût une foi sans réserve à l’éternité de l’empire. Les terribles invasions des Cimbres, et, depuis leur catastrophe, deux cents ans d’une lutte acharnée contre des nations que l’on pouvait battre, mais que l’on ne parvenait jamais à vaincre, lui semblaient être pour sa patrie de sérieux avertissements. C’est sous l’impression de cette idée tristement prophétique qu’il a écrit la Germanie. Il a voulu que ses concitoyens connussent l’ennemi dont ils avaient tant de périls à redouter. C’était aussi une manière de les rappeler aux anciennes vertus, que d’opposer à la corruption de Rome les mœurs grossières mais pures et innocentes des barbares. Toutefois Tacite n’a pas eu l’intention de faire la satire de son pays : la leçon naît du contraste, et les allusions se présentent d’elles-mêmes. Tacite ne les a pas évitées ; mais le ton grave et modéré dont il ne s’écarte jamais prouve aussi qu’il ne les cherchait pas.

Cet ouvrage a pour nous un autre genre d’intérêt ; il peint les mœurs de nos ancêtres. Les usages que Tacite trouve établis dans ces contrées alors si peu civilisées régiront longtemps l’Europe sous les noms de lois saliques et ripuaires, de lois des Visigoths, des Bourguignons, des Lombards ; et aujourd’hui même il n’est pas une seule nation qui n’en conserve quelque trace. Tacite, en écrivant ce livre sous le règne de Trajan, ne savait pas quel précieux monument il léguait à la posté-