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introduction.

rité de ces mêmes Germains auxquels Trajan faisait la guerre. « Il est court cet ouvrage, dit Montesquieu[1], mais c’est l’ouvrage de Tacite, qui abrégeait tout, parce qu’il voyait tout. » Nous pouvons ajouter que c’est, sous le rapport littéraire, un des morceaux les plus achevés de ce grand écrivain. Le lecteur nous permettra cependant de hasarder quelques critiques. Si l’on ne trouve dans la Germanie aucune de ces difficultés de construction que nous avons signalées dans l'Agricola, on y rencontre plus qu’ailleurs de ces phrases presque métriques que Tacite avait rapportées du commerce des poëtes. Un vers très-harmonieux, et qui ne paraît pas être une citation (ce serait la seule dans tout Tacite), est même tombé de sa plume[2]. Il est aussi tel passage où l’auteur ne s’est pas assez garanti de cette enflure que les rhéteurs du temps prenaient pour du sublime.

Je ne lui ferai pas un reproche d’avoir transporté chez les Germains quelques-unes des divinités de l’Olympe grec, Mercure, Mars, Hercule. Les Romains, peu curieux d’approfondir les croyances étrangères, identifiaient sur les moindres ressemblances les êtres les plus différents ; et leur vanité aimait à retrouver partout ce qu’ils adoraient eux-mêmes. Tacite ne nous en donne pas moins les notions les plus exactes et les plus instructives sur les idées religieuses des Germains, sur leur culte et leurs superstitions, sur le pouvoir de leurs prêtres ; et la foi à ce qu’il en rapporte ne doit pas être affaiblie par les erreurs qu’il débite ailleurs sur les Juifs. Son esprit, en étudiant la religion germanique, n’était prévenu d’aucun préjugé : là tout était nouveau, tout sollicitait sa curiosité : tandis qu’une foule d’idées toutes faites étaient répandues sur le culte hébraïque. Tacite aurait dû les examiner sans doute, au lieu de se borner à les reproduire : le mépris qu’il avait, avec toute sa nation, pour le peuple juif, lui en ôta la pensée. Un autre motif encore contribuait à le rendre injuste ; c’est l’esprit exclusif de la religion juive : les Romains repoussaient une croyance qui repoussait toutes les autres. Ils confondaient dans la même haine le judaïsme et ce culte nouveau qui, sorti de la Judée, avait pénétré dans la capitale du monde. C’est en présence du christianisme, triomphant au milieu des persécutions, que Tacite médisait des Juifs. Sa disposition d’esprit était plus impartiale quand il parlait des Germains : le dieu Tuiston ne menaçait pas de détrôner Jupiter.

Les travaux historiques n’avaient pas enlevé Tacite tout entier à l’art oratoire : à peine avait-il achevé la Germanie que son éloquence eut un beau triomphe dans une occasion éclatante. Le proconsul Marius Priscus était accusé par la province d’Afrique d’avoir vendu la condamnation et la vie de plusieurs innocents. D’habiles défenseurs essayèrent vainement de réduire l’affaire à un procès de concussion, et de l’amener devant les juges ordinaires : le sénat la retint, et désigna Pline le Jeune et Tacite pour avocats de la province. La cause fut plaidée au commencement de janvier, époque où les assemblées du sénat

  1. Esprit des lois, liv. XXX, chap. ii.
  2. Germanie, chap. xxxix