Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/684

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
654
vie de cn. julius agricola.

qui en était revêtu. On refuse communément aux gens de guerre la finesse d’esprit, parce que la justice des camps, franche, simple, accoutumée à trancher avec le glaive, ignore les subtilités du barreau. Agricola, par ses lumières naturelles, faisait admirer, même dans les affaires civiles, la promptitude et l’équité de ses décisions. Nul ne sut mieux distinguer le temps du travail et celui du repos : dans les audiences publiques, sur son tribunal, il était grave, attentif, sévère, plus souvent encore indulgent. Avait-il rempli sa tâche, rien en lui n’annonçait plus le pouvoir : il en avait déposé la morgue, la fierté, l’avarice ; et, ce qui est si rare, sa douceur n’ôta rien à son autorité, ni sa sévérité à l’amour des peuples. Louer dans un si grand homme l’intégrité et le désintéressement serait faire injure à ses vertus. La réputation elle-même, pour laquelle les plus sages ne sont pas exempts de faiblesse, il ne la chercha point en faisant parade de son mérite, ni par des moyens calculés. Nulle rivalité envers ses collègues[1], nulle contestation avec les procurateurs ; il croyait que, dans de pareilles luttes, on ne peut vaincre avec gloire, ni succomber sans honte. Retenu moins de trois ans dans sa province, il en fut rappelé par le consulat, dont l’espérance lui était donnée : l’opinion générale y ajoutait le gouvernement de la Bretagne ; non qu’il annonçât des prétentions à cette charge, mais parce qu’on l’en croyait digne. La renommée ne se trompe pas toujours ; plus d’une fois elle a su choisir. Étant consul, il me promit, à moi jeune encore, sa fille, d’une si belle espérance. A près son consulat, le mariage fut célébré ; et aussitôt Agricola reçut le commandement de la Bretagne avec la dignité de pontife.

X. Plusieurs auteurs ont décrit la Bretagne et ses habitants, et, si j’en parle à mon tour, ce n’est point pour leur disputer le prix du savoir ou du talent ; mais la conquête n’en fut achevée qu’à cette époque, et, dans un sujet où mes devanciers, privés de renseignements certains, ont eu le mérite de l’éloquence, j’aurai celui de l’exactitude. La Bretagne, la plus grande des îles que connaissent les Romains, s’étend à l’orient vers la Germanie, à l’occident vers l’Espagne ; elle a au midi la Gaule, d’où même on l’aperçoit ; battue au nord par une mer vaste et ouverte, elle ne fait face à aucune terre. Nos deux historiens les plus éloquents, Tite Live parmi les

  1. Les gouverneurs des provinces voisines.