Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/714

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ne le doivent ni l’un ni l’autre à leurs trois cents millions de sesterces[1], qui après tout peuvent être considérés comme une riche conquête de l’éloquence, mais à l’éloquence elle-même, dont la vertu puissante et céleste a donné dans tous les siècles tant de preuves de la haute fortune où l’homme peut s’élever par la seule force du génie. Les faits que je viens de rappeler sont près de nous, il n’est pas besoin qu’un récit nous les apprenne, nous pouvons chaque jour les voir de nos yeux : plus l’origine de ces deux orateurs est basse et abjecte, plus furent profondes l’indigence et la pauvreté qui entourèrent leur berceau, et plus aussi leur destinée met dans une lumière éclatante l’utilité de l’éloquence oratoire. En effet, sans naissance qui les recommandât, sans richesses qui soutinssent leur ambition, tous deux avec des mœurs qui leur font peu d’honneur, l’un des deux avec un extérieur qui l’expose au mépris, ils sont depuis un grand nombre d’années les hommes les plus puissants de l’État : et, après avoir été aussi longtemps qu’ils ont voulu les premiers du barreau, ils sont aujourd’hui les premiers dans la faveur de César, disposent à leur gré de toutes choses, et inspirent au prince même des sentiments où une sorte de respect se mêle à la tendresse. C’est que Vespasien, ce vieillard vénérable et que la vérité n’offensa jamais, comprend que, si ses autres amis fondent leur grandeur sur des avantages qu’ils tiennent de lui-même, et qu’il est si facile d’accumuler pour soi et de prodiguer à autrui, Marcellus et Crispus ont apporté à son amitié des titres qu’ils n’ont ni reçus ni pu recevoir du prince. Parmi tant et de si grands biens, les images, les inscriptions, les statues, occupent sans doute la moindre place ; et cependant il ne faut pas croire qu’on y renonce, non plus qu’aux richesses et à la fortune, que tant de gens blâment et que si peu dédaignent. Oui, ces honneurs, ces décorations, cette opulence, nous les voyons affluer dans les mains de ceux qui dès leur première jeunesse se sont voués aux exercices du barreau et aux études oratoires.

IX. « Mais les vers, auxquels Maternus veut consacrer sa vie entière (car c’est là ce qui a donné lieu à tout ce discours), les vers ne mènent leurs auteurs ni aux distinctions ni à la fortune. Le plaisir d’un instant, des louanges vaines et infructueuses, voilà tout ce qu’ils procurent. Ce que je dis, Maternus, et ce

  1. Cette somme représentait, à l’époque de Vespasien, 53 079 679 francs.