Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/715

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que je vais dire encore, effarouchera peut-être vos oreilles : à quoi sert-il qu’Agamemnon ou Jason s’expriment chez vous avec talent ? quel client défendu par là retourne chez lui votre obligé ? Notre ami Saléius est un grand poète, ou, si ce titre est plus honorable, c’est un illustre interprète des Muses : qui voit-on le reconduire, le visiter, lui faire cortège ? Si son ami, si son parent, si lui-même se trouve engagé dans quelque affaire, c’est à Sécundus qu’il recourra, ou bien à vous, Maternus, et ce ne sera pas en votre qualité de poète, ni afin que vous fassiez des vers pour lui ; les vers naissent d’eux-mêmes sous la plume de Bassus, et des vers assurément pleins de charme et d’intérêt : toutefois, quel en est le destin ? Lorsque durant une année entière il a travaillé tous les jours et une grande partie des nuits à polir et repolir un seul livre, il faut qu’il se mette à solliciter et mendier des auditeurs qui veuillent bien l’entendre. Encore ne lira-t-il pas sans qu’il lui en coûte : il emprunte une maison, fait arranger une salle, loue des banquettes, distribue des annonces. Et sa lecture fût-elle couronnée du plus brillant succès, cette gloire d’un jour, ainsi qu’une moisson coupée en herbe ou séchée dans sa fleur, ne porte aucun fruit solide ni durable ; le poète ne gagne à ce triomphe ni un ami, ni un client, ni aucun droit aux souvenirs d’une âme reconnaissante ; mais des acclamations vagues, de stériles applaudissements, une joie qui s’envole. Nous avons loué naguère, comme un rare et admirable exemple, la générosité de Vespasien donnant à Bassus cinq cent mille sesterces[1]. Il est beau sans doute de mériter par son talent les grâces de l’empereur ; mais combien il est plus beau de pouvoir, dans le besoin, recourir à soi-même, se rendre son génie propice, faire l’essai de sa propre munificence ! Ajoutez que les poètes, s’ils veulent produire une œuvre digne qu’on la regarde, doivent renoncer aux douceurs de l’amitié et aux agréments de Rome, se soustraire à tous les devoirs de la vie, et, comme ils le disent eux-mêmes, s’enfoncer dans le silence religieux des bois, c’est-à-dire se condamner à la solitude.

X. « L’opinion même et la renommée, seul objet de leur culte, et dont ils attendent, de leur propre aveu, l’unique salaire d’un pénible travail, ont moins d’éloges pour les poètes que pour les orateurs ; car personne ne connaît les poètes médiocres, et peu connaissent les bons. Quelle lecture eut jamais un assez

  1. 500 000 sesterces, 88 466 fr.