Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/716

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rare succès pour que le bruit s’en répandit par toute la ville, bien loin de pénétrer au fond de tant de provinces ? Quel voyageur venu d’Asie (pour ne point parler de nos Gaulois) s’enquiert en arrivant de Saléius Bassus ? ou bien, si quelqu’un le cherche, une fois qu’il l’a vu, il passe outre, et sa curiosité est satisfaite, comme s’il avait vu un tableau ou une statue. Du reste, mon discours ne s’adresse pas à ceux auxquels la nature a refusé le génie oratoire, et je ne veux pas les détourner des vers, si la poésie peut charmer leurs loisirs et désigner leurs noms aux louanges de la renommée. L’éloquence elle-même et tous les genres qu’elle embrasse sont pour moi sacrés et vénérables ; et ce n’est pas seulement le cothurne, objet de vos préférences, ni les accents de la muse héroïque, qui obtiennent mes respects ; la douceur de la lyre, les voluptueux caprices de l’élégie, l’amertume du vers satirique, les jeux de l’épigramme, toutes les formes en un mot que revêt l’art de bien dire, me paraissent le plus noble exercice d’un esprit élevé. Mais c’est à vous, Maternus, que je fais le reproche de ce que, porté par votre talent vers les hauteurs où l’éloquence a établi le siège même de sa puissance, vous aimez mieux égarer vos pas, et, arrivé au sommet, redescendre aux degrés inférieurs. Si vous étiez né dans la Grèce, où l’on peut avec honneur exercer aussi les arts du gymnase, et que les dieux vous eussent donné la vigueur et les muscles de Nicostrate[1], je ne souffrirais pas que ces bras puissants, formés pour la lutte et le pugilat, dissipassent vainement leurs forces à jeter un simple javelot ou à lancer un disque. C’est ainsi que maintenant je vous appelle, de vos salles de lecture et de vos théâtres, aux luttes du Forum et aux véritables combats. En vain essayeriez-vous de recourir à l’excuse ordinaire, que l’art du poëte est moins sujet à offenser que celui de l’orateur. La générosité de votre admirable naturel éclate malgré vous, et ce n’est pas pour un ami, mais (chose bien plus dangereuse !) c’est pour Caton que vous offensez. Et rien ici qui atténue l’offense, ni la loi impérieuse du devoir, ni le besoin d’une cause, ni les hasards d’une improvisation rapide et animée. C’est avec réflexion que vous semblez avoir choisi un personnage dont le nom frappe et dont les paroles aient de l’autorité. Je sais ce que l’on peut répondre : c’est de là que viennent les grands succès ; voilà ce qui enlève les applaudissements d’un auditoire, ce qui

  1. Athlète fameux du ier siècle de notre ère, dont parle Quintilien, II, viii.