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LE RÉGIME MODERNE


meure ; remis en voiture au bout de vingt-quatre heures, courbé en deux par la souffrance, et toujours ainsi, sans arrêt, sur le pavé de la grande route, tant qu’enfin, presque mourant, on le dépose à Fontainebleau, où Napoléon veut l’avoir sous la main pour opérer sur lui, de sa main. « C’est[1] vraiment un agneau, dira-t-il lui-même, un bon homme, un véritable homme de bien, que j’estime, que j’aime beaucoup. »

Sur cette âme douce, candide et sensible, un tête-à-tête improvisé sera peut-être efficace ; n’ayant jamais connu la rancune, Pie VII se laissera toucher par des façons affectueuses, par un ton de respect filial, par des caresses ; il subira l’ascendant personnel de Napoléon, le prestige de sa présence et de sa conversation, l’invasion de son génie. Inépuisable en arguments, incomparable pour adapter sa parole aux circonstances, le plus aimable et le plus impérieux des interlocuteurs, tour à tour tonnant et gracieux, tragédien et comédien, le plus éloquent des sophistes et le plus irrésistible des charmeurs, dès qu’il est face à face avec un homme, il s’empare de lui, le conquiert, le maîtrise[2]. Effectivement,

  1. Mémorial (17 août 1816).
  2. Comte d’Haussonville, V, 244. Plus tard, le pape garde le silence sur tous les incidents, de son tête-à-tête avec Napoléon. « Il donnait seulement à entendre que l’empereur lui avait parlé avec hauteur et mépris, jusqu’à le traiter d’ignorant en matière ecclésiastique. » — Napoléon est arrivé à lui, les bras ouverts, et l’a embrassé en l’appelant son père. (Thiers, XV, 295.) — Probablement, la meilleure peinture littéraire de ces conversations à huis clos est la scène imaginée par Alfred de Vigny dans ses Grandeur et servitude militaires.