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L’ANCIEN RÉGIME


inculte et féconde, elle y végète, elle s’y transforme, elle se développe en excroissances sauvages, en feuillages sombres, en fruits vénéneux. Plus elle est monstrueuse, plus elle est vivace, accrochée aux plus frêles vraisemblances et tenace contre les plus fortes démonstrations. — Sous Louis XV, pendant l’arrestation des vagabonds, quelques enfants ayant été enlevés par abus ou par erreur, le bruit court que le roi prend des bains de sang pour réparer ses organes usés, et la chose paraît si évidente, que les femmes, révoltées par l’instinct maternel, se joignent à l’émeute : un exempt est saisi, assommé, et, comme il demandait un confesseur, une femme du peuple prend un pavé, crie qu’il ne faut pas lui donner le temps d’aller en paradis, et lui casse la tête, persuadée qu’elle fait justice[1]. — Sous Louis XVI, il est avéré pour le peuple que la disette est factice : en 1789[2], un officier, écoutant les discours de ses soldats, les entend répéter « avec une profonde conviction que les princes et les courtisans, pour affamer Paris, font jeter les farines dans la Seine ». Là-dessus, se tournant vers le maréchal-des-logis, il lui demande comment il peut croire à une pareille sottise. « C’est bien vrai, mon lieutenant, répond l’autre ; la preuve, c’est que les sacs de farine étaient attachés avec des cordons bleus. » L’argument leur semblait décisif ; rien ne put les en faire démordre. — Il se forge ainsi dans les bas-fonds de la société, à propos du pacte de famine,

  1. Mercier, Tableau de Paris, XII, 83.
  2. Vaublanc, 209.