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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


aient aucun ; sinon, il y aurait entre eux et lui des litiges, et, « comme il n’y a aucun supérieur commun qui puisse prononcer entre eux et lui », ces litiges ne finiraient pas. Au contraire, par la donation complète que chacun fait de soi, « l’union est aussi parfaite que possible » ; ayant renoncé à tout et à lui-même, « il n’a plus rien à réclamer ».

Cela posé, suivons les conséquences. — En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné[1] ; « il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j’en conserve l’usage, c’est par une concession de l’État qui m’en fait le « dépositaire ». — Et ne dites pas que cette grâce soit une restitution. « Loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la société les en dépouille, elle ne fait que changer l’usurpation en véritable droit, la jouissance en propriété. » Avant le contrat social, j’étais possesseur, non de droit, mais de fait, et même injustement si ma part était large ; car « tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire » ; et je volais les autres hommes de tout ce que je possédais au delà de ma subsistance. C’est pourquoi, bien loin que l’État soit mon obligé, je suis le sien et ce n’est pas mon bien qu’il me rend, c’est son bien qu’il m’octroie. D’où il suit qu’il peut mettre des conditions à son cadeau, limi-

  1. Ibidem, I, 9. « L’État, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens par le contrat social… Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public. »