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L’ANARCHIE SPONTANÉE


intermittent des pelotons que l’enthousiasme, la crédulité, la misère et la crainte lanceront à l’aveugle et en avant[1]. Comme un éléphant domestique qui tout d’un coup redeviendrait sauvage, le peuple, d’un geste, jette à bas son cornac ordinaire, et les nouveaux guides qu’il tolère juchés sur son cou ne sont là que pour la montre ; dorénavant, il marche à sa guise, affranchi de leur raison, livré à ses sensations, à ses instincts et à ses appétits. — Visiblement, on n’a voulu que prévenir ses écarts : le roi a interdit toute violence, les commandants défendent aux troupes de tirer[2] ; mais l’animal surexcité, farouche, prend toutes les précautions pour des attentats ; à l’avenir, il entend se conduire lui-même, et, pour commencer, il écrase ses gardiens. — Le 12 juillet, vers midi[3], à la nouvelle du renvoi de Necker, un cri de fureur s’élève au Palais-Royal ; Camille Desmoulins monte sur une table, annonce que la cour médite « une Saint-Barthélemy de patriotes ». On l’embrasse, on prend la cocarde verte qu’il a proposée, on oblige les salles de danse et les théâtres à fermer en signe de deuil, on va chez Curtius prendre les bustes du duc d’Orléans et de Necker, et on les promène en triomphe. — Cependant

  1. Gouverneur Morris, Correspondance avec Washington, 19 juillet : « La liberté est maintenant le cri général ; l’autorité est un nom et n’a plus de réalité. »
  2. Bailly, I, 302. « Le roi était de très bonne foi ; il ne comptait prendre de mesures que pour l’ordre et la paix publique… La force de la vérité obligea le Châtelet à acquitter M. de Besenval d’attentat contre le peuple et la patrie. » — Cf. Marmontel, IV, 183 ; Mounier, II, 40.
  3. C. Desmoulins, lettre du 16 juillet. — Buchez et Roux, II, 83.