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LA RÉVOLUTION


bande, le chef féodal ne pouvait compter que sur soi ; car alors il n’y avait pas de force publique. Il fallait qu’il se protégeât lui-même, et qu’il se protégeât trop : dans ce monde anarchique et militaire, celui qui tolérait le moindre empiétement, celui qui laissait impunie la moindre apparence d’insulte, passait pour faible ou lâche, et tout de suite devenait une proie ; il était tenu d’être fier, sous peine de mort. Et croyez qu’il n’avait pas de peine à l’être. Propriétaire universel et souverain presque absolu, sans égaux ni pareils dans son domaine, il y est une créature unique, d’espèce supérieure, hors de proportion avec les autres[1]. Là-dessus roule son monologue continu pendant les longues heures de solitude morne[2], et ce monologue a duré neuf siècles. Par suite, sa personne et toutes les dépendances de sa personne deviennent inviolables à ses yeux ; plutôt que d’en laisser entamer une parcelle, il hasardera et sacrifiera tout. L’orgueil exalté[3] est la meilleure sentinelle

  1. Montaigne, Essais, livre I, ch. xlii : « Voyez aux provinces éloignées de la cour, nommons Bretagne pour exemple, le train, les sujets, les officiers, les occupations, le service et cérémonie d’un seigneur retiré et casanier, nourri entre ses valets, et voyez aussi le vol de son imagination : il n’est rien plus royal ; il oyt parler de son maître une fois l’an, comme du roi de Perse… Le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme français à peine deux fois dans sa vie… Qui se veut tapir en son foyer et sait conduire sa maison sans querelle ni procès, il est aussi libre que le duc de Venise. »
  2. Mémoires de Chateaubriand, tome Ier (Les soirées au château de Combourg).
  3. En Chine, le principe de la morale est tout opposé : « Au milieu des embarras et des difficultés, les Chinois disent toujours siao-sin, c’est-à-dire rapetisse ton cœur. » (Huc, l’Empire chinois, I, 204).