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LES GOUVERNÉS


morceaux du pain national. « Ce pain, dit-il, qu’un pauvre eût autrefois dédaigné, je le voyais accepté, souvent avec l’expression de la plus vive reconnaissance, » et par des personnes de bonne éducation : la demoiselle qui disputait au chien son os était « une ancienne religieuse, sans parents, sans amis, rebutée partout ». — « J’entends encore avec saisissement, dit Meissner, la voix faible et sombre d’une femme assez bien vêtue qui m’arrête, rue du Bac, pour me dire avec un accent que précipitaient tout à la fois la honte et le désespoir : Ah ! monsieur, venez à mon secours ; je ne suis point une misérable ; j’ai des talents, vous avez pu voir de mes ouvrages au Salon. Mais, depuis deux jours, je n’ai rien à manger, et j’enrage de faim. » — Encore en juin 1796, les inspecteurs annoncent que « le désespoir et le chagrin sont à leur comble, qu’il n’y a qu’un seul cri : la misère… Tous nos rapports ne nous entretiennent que de plaintes et de gémissements… La pâleur et la peine sont peintes sur tous les visages… Chaque journée présente une teinte plus triste et plus douloureuse ». — Et, à plusieurs reprises[1], ils résument eux-mêmes leurs observations éparses par un exposé d’ensemble : « Un silence morne ; une détresse concentrée peinte sur tous les visages ; la haine la plus caractérisée pour le gouvernement en général, développée dans toutes les conversations ; le mépris pour

  1. Schmidt, Tableaux de Paris (Rapports du 24 brumaire et du 13 frimaire an IV).