Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/216

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n’a pas pu naître. Il est impossible de ne pas éprouver une impression profonde et presque solennelle en présence de cette argumentation, quand on ne se dit que c’est là peut-être la première fois que, dans la Grèce au moins, l’esprit humain a tenté de se rendre compte de sa foi et de convertir ses croyances en théories. Il est curieux d’assister à la naissance de la philosophie religieuse : la voilà au maillot, pour ainsi dire ; elle ne fait encore que bégayer sur ces redoutables problèmes, mais c’est le devoir de l’ami de l’humanité d’écouter avec attention, de recueillir avec soin les demi-mots qui lui échappent, et de saluer avec respect la première apparition du raisonnement.

Lorsque, après avoir compté les livres et les connaissances que possédait Abailard, il arrive à la phrase de Porphyre qui contient le problème des genres et des espèces, et qu’il y voit en germe la scolastique entière, il ne peut se contenir. Ce grand spectacle l’enflamme, et le lecteur surpris sent tout à coup la contagion d’un enthousiasme qu’il n’avait pas prévu.

Ce problème, aujourd’hui glacé et comme pétrifié sous le latin de Boèce, avait été vivant jadis dans un autre monde. Il avait occupé Platon et Aristote. Il avait provoqué des luttes immortelles et enfanté des systèmes qui s’étaient longtemps maintenus debout l’un contre l’autre. Les luttes avaient cessé ; cette noble philosophie était éteinte ; la société qu’elle éclairait était à jamais ensevelie ; la langue même dans laquelle toutes ces grandes choses avaient été pensées et écrites avait fait place à une autre langue, qui elle-même n’était qu’une transition à une langue nouvelle.