Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/42

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bonne, se promenait sur les quais fort embarrassé. Il avait relu la veille la Bible du temps, Condillac, et s’il suivait Condillac, il allait enseigner que nos facultés sont des sensations transformées, que l’étendue est peut-être une illusion, que nos idées générales sont de simples signes, qu’une science achevée n’est qu’une langue bien faite. De toutes ces formules s’exhalait une vapeur de scepticisme et de matérialisme qui répugnait au chrétien fervent, moraliste austère, homme d’ordre et d’autorité. Pourtant que pouvait-il faire ? Nouveau en philosophie, il n’avait point de doctrine à lui, et, bon gré mal gré, il devait en professer une. Tout à coup, il aperçut à l’étalage d’un bouquiniste, entre un Crevier dépareillé et l’Almanach des cuisinières, un pauvre livre étranger, honteux, ignoré, antique habitant des quais, dont personne, sauf le vent, n’avait encore tourné les feuilles : Recherches sur l’entendement humain, d’après les principes du sens commun, par le docteur Thomas Reid. Il l’ouvre et voit une réfutation des condillaciens anglais. « Combien ce livre ? — Trente sous. » Il venait d’acheter et de fonder la nouvelle philosophie française.

Certainement, si quelqu’un était enclin à sortir de l’ancienne route, c’était lui ; car personne n’était plus opposé, de caractère et d’éducation, aux maximes et à l’esprit du dix-huitième siècle. Il était né