Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/264

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beaux diseurs, ils savent trop bien tous les jeux, ils font des vers en l’honneur du maître, ils lui donnent des conseils sur ses bâtisses ; surtout ils lui empruntent de l’argent et mangent à pleine bouche ; on les appelle « cavaliers des dents » ; bouffons, flatteurs, gloutons, ils embourseraient un coup de pied pour un écu. Les mémoires du temps donnent cent exemples de cette décadence : Carlo Gozzi, revenant de voyage avec un ami, s’arrête un instant à contempler la superbe façade du palais de sa famille. Ils montent un large escalier de marbre et s’étonnent ; il semble que la maison ait été mise au pillage. « Le pavé de la grande salle était entièrement détruit ; partout des cavités profondes à se donner des entorses ; les vitres brisées livraient passage à tous les vents ; des tapisseries sales et en lambeaux pendaient aux murailles. Il ne restait plus trace d’une magnifique galerie de tableaux anciens. Je ne retrouvai que deux portraits de mes ancêtres, l’un de Titien, l’autre de Tintoret. » Les femmes engagent, louent ou vendent ce qu’elles peuvent et comme elles peuvent ; quand le besoin prend les gens à la gorge, ils ne raisonnent plus : un jour la belle-sœur de Gozzi vend au charcutier, au poids, une liasse de contrats, de fidéicommis et de titres de propriété. Ce sont partout les expédients, les tripotages, les gaietés du Roman comique. Il faut lire ce polisson de Casanova pour savoir jusqu’où la misère dorée peut descendre. Sans doute, comme tous les drôles, ce sont ses pareils qu’il fréquente ; mais les coquineries françaises ont chez lui un autre tour et d’autres acteurs que les coquineries italiennes. Il salue un comte, officier de la république de Venise, bon gentilhomme, dont la femme et la fille ont