Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/326

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Les bureaux de loterie sont pleins et on lit les numéros affichés aux vitres. Voilà la grande préoccupation de ces gens-là : ils calculent des ambes et des ternes, ils rêvent des numéros, ils tirent des indices de leur âge, du quantième du mois, ils raisonnent sur la forme des chiffres, ils ont des pressentiments, ils font des neuvaines aux saints et à la madone ; la cervelle imaginative travaille, s’encombre de rêves, déborde tout d’un coup du côté de la peur et de l’espérance ; les voilà à genoux, et cet accès de désir ou de crainte est leur religion.

Cette façon de sentir est ancienne. Nous venons d’entrer à San-Andrea della Valle pour voir les peintures de Lanfranc et surtout les quatre évangélistes du Dominiquin. Ils sont très-beaux, mais tous païens, et ne parlent qu’à l’imagination pittoresque ; saint André est un Hercule vieux. Autour des évangélistes s’étalent de superbes femmes allégoriques, l’une, poitrine et jambes nues, levant ses bras nus vers le ciel, l’autre, coiffée d’un casque, se penchant avec la plus hautaine arrogance. À côté de saint Marc, des enfants folâtres jouent sur l’énorme lion, et d’en bas, parmi les grandes draperies soulevées, on voit dans les raccourcis les cuisses nues des anges. Certainement le spectateur ne venait chercher ici que des gestes hardis, des corps puissants, capables de remuer les sympathies d’un athlète gesticulateur. Il n’était pas choqué, bien au contraire ; son saint lui était représenté aussi fort et aussi fier que possible : il se le figurait ainsi. Si vous aviez pour prince un personnage d’outre-mer que vous n’eussiez jamais vu, mais qui, par quelque moyen merveilleux, pût à volonté vous tuer ou vous faire riche, c’est avec de pareils traits que vous l’imagineriez.