Page:Tallemant des Réaux - Historiettes, Mercure de France, 1906.djvu/373

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point dit qu’elle en eût aimé pas un. Mon songe ne fut pas faux ; je m’attachai à la veuve dès le premier soir. Il falloit que nous eussions quelque sympathie l’un pour l’autre, car elle me traita toujours avec la plus grande bonté du monde ; et quand je lui dis adieu, elle me baisa si fort au milieu de la bouche que ce baiser me fil une profonde plaie au cœur. Louvigny, qui avoit une belle femme, et qui étoit marié il n’y avoit pas longtemps, ne voulut pas demeurer là plus de six jours, et me fit partir par une pluie effroyable. Nous étions à cheval ; un écolier n’a pas, pour l’ordinaire, tout ce qu’il lui faut. Je ne sais si c’étoit ma casaque qui étoit trop courte, ou si c’étoient mes bottes, mais jamais je ne les pus faire joindre, et l’eau entroit dans mes jambes tout à son aise. Hélas, le cœur me saigne quand je songe à un pauvre bas de soie vert qui fut tout déteint.

À la Saint-Martin, ma veuve revint à Paris ; j’y allai tout aussitôt. J’avois honte de paraître crotté devant elle ; alors il n’y avoit ni chaises ni galoches, et de la Place- Maubert, où je logeois, il y avoit bien loin à la rue Montorgueil, où elle logeoit avec sa sœur. Je cherche chez les loueurs ; j’y trouve un cheval qui pouvoit passer pour un cheval bourgeois ; je louai une selle honnête et une bride à un sellier : j’avois déjà un laquais. En cet équipage, mon frère aîné me trouve vers Saint-Innocent (rue Saint- Denis ). « Où vas-tu, chevalier  ? » me dit-il. On m’appeloit ainsi à cause que j’étois fou de l’Amadis, — « Je m’en vais, lui dis-je, chez M. d’Agamy (1) : on y doit lire une comédie. —

[(1) Le nom du beau-frère de la veuve (T.)]

« Je ne te demande pas, me dit-il, ce que tu y vas faire. » Il sut après que l’on n’y devoit rien lire. En ce commencement je m’excusois toujours, sans qu’on m’accusât et quand on me trouvoit chez la belle, et qu’on me disoit : « Ah ! vous voilà, chevalier, » je disois toujours, ou : « Je suis venu jouer aux quilles, » ou : « Je suis venu jouer au volant. » Le monde se mettoit à rire. Insensiblement je m’enferrai si bien que je ne songeois plus qu’à cela. Les gens en railloient ; moi, je m’en déferrois. Elle croyoit