Page:Tallemant des Réaux - Historiettes, Mercure de France, 1906.djvu/377

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j’avois une grande disposition à l’aimer ; insensiblement je me pris, et un sot camarade que j’avois eu au collège et qui étoit un peu roman, acheva de me gâter. Nous prenions tous deux la générosité de travers ; et, quoique ce parti me fût fort désavantageux, j’eusse fait volontiers une sottise, si on me l’eût laissé faire. Elle aimoit un garçon qui avoit aimé sa sœur aînée qui étoit morte, disoit- on, d’amour pour lui, mais avec une bonne fluxion sur le poumon, et à cause de laquelle on lui fit faire un voyage en Hollande, où il n’avoit aucune affaire. Pour dire ce que je pense brièvement, je crois que cette fille, se trouvant un parti fort au-dessous de moi, car on parloit de me faire conseiller, ne crut nullement que je fusse pour elle, et qu’elle avoit plus d’espérance d’épouser l’autre. Quoi qu’il en soit, me voilà triste à un point étrange, et plus transi que l’abbé, mon rival. Je tombai dans une telle mélancolie que mon oncle de La Leu, je ne sais si c’est son esprit qui lui suggéra cela, s’alla mettre dans la tête que j’avois quelque maladie de garçon. On députe mon frère aîné pour m’en parler : « Qu’à cela ne tienne, lui dis-je, vous en aurez le cœur éclairci » ; et sur l’heure je lui fis exhibition des pièces. Au bout de trois mois, convaincu que la demoiselle étoit un peu férue de l’autre, je fis un effort pour me délivrer. Je passai une nuit entière sans dormir ; mais le lendemain, il n’y avoit pas un chaînon entier à mes chaînes. Le dépit fit ce que la raison n’avoit pu faire. Je trouvai à propos, pour plus grande sûreté, de faire un petit voyage en Berry, chez madame d’Harambure (1).

[(1) Cousine-germaine de Tallemant.]

Cependant la veuve, comme j’ai su depuis, avoit pensé enrager. Il y avoit une jeune veuve dans notre rue, qui me témoignoit la meilleure volonté du monde ; elle reçut des vers où je disois qu’elle m’aimoit ; elle me permit de lui écrire, mais en jeune homme, j’oubliai de lui demander l’adresse : ce qu’il y avoit de bon en cette affaire, c’est qu’elle étoit accordée, et effectivement elle fut mariée à un mois de là. Je pars avec Tallemant (2), frère de madame d’Harambure ; il voulut passer par cette maison, où j’étois devenu amoureux de la veuve.

[(2) Gédéon Tallemant, maître des requêtes.]