Page:Tallemant des Réaux - Les historiettes, tome 2.djvu/16

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voyage. — Le pauvre homme ! — Un mulet pour son lit. — Le pauvre homme ! — Lorsqu’il y a quelque chose de bon à la table de M. le cardinal, il lui en envoie. — Le pauvre homme ! » Ainsi à chaque article le bon gardien disoit : « Le pauvre homme ! » comme si ce pauvre homme eût été bien à plaindre. C’est de ce conte-là que Molière a pris ce qu’il a mis dans son Tartufe, où le mari, coiffé du bigot, répète plusieurs fois le pauvre homme[1] !

On a cru que la diablerie de Loudun ne fût point arrivée sans lui, car Grandier, curé, et les Capucins de Loudun, disputoient à qui auroit la direction des

  1. D’Olivet a raconté, et Bret a imprimé d’après lui, une anecdote qui assigneroit une toute autre origine à l’exclamation d’un si vrai comique du pauvre Orgon : « Louis XIV, disoit d’Olivet, marchoit vers la Lorraine vers la fin de l’été de 1662. Accoutumé dans ses premières campagnes à ne faire qu’un repas le jour, il alloit se mettre à table la veille de Saint-Laurent, lorsqu’il conseilla à M. de Rhodez (Péréfixe), qui avoit été son précepteur, d’aller en faire autant. Le prélat, avant de se retirer, lui fit observer, peut-être avec trop d’affectation, qu’il n’avoit qu’une collation légère à faire un jour de vigile et de jeûne. Cette réponse ayant excité de la part de quelqu’un un rire qui, quoique retenu, n’avoit point échappé à Louis XIV, il voulut en savoir le motif. Le rieur répondit à Sa Majesté qu’elle pouvoit se tranquilliser sur le compte de M. de Rhodez, et lui fit un détail exact de son dîner dont il avoit été témoin. À chaque metz exquis et recherché que le conteur faisoit passer sur la table de M. de Rhodez, Louis XIV s’écrioit : Le pauvre homme ! et chaque fois il assaisonnoit ce mot d’un ton de voix différent qui le rendoit extrêmement plaisant. Molière, en qualité de valet-de-chambre, avoit fait ce voyage : il fut témoin de cette scène, et comme il travailloit alors à son Imposteur, il en fit l’heureux usage que nous voyons. » Il est fort probable, à lire le récit de Tallemant, bien antérieur à celui de d’Olivet, que si Louis XIV a joué la scène qu’on lui fait jouer, ce n’étoit de sa part qu’un souvenir du conte sans doute bien connu du P. Joseph ; et que c’est aussi le gardien et son exclamation de bonne foi que Molière eut en vue dans son Orgon, et non par Louis XIV dont l’exclamation n’étoit qu’épigrammatique.