Page:Tannery - Pour l’histoire de la science Hellène.djvu/263

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fausseté de ce préjugé, à savoir la découverte de l’existence des quantités incommensurables, était restée dans l’École, comme l’histoire des mathématiques le fait reconnaître, un véritable scandale logique, une redoutable pierre d’achoppement. Ils n’en continuaient pas moins leurs spéculations arithmétiques sur les nombres triangles, polygones, pyramides, etc., spéculations qui reposent en fait sur l’idée qu’il est possible de constituer des figures géométriques avec des arrangements de points en nombres déterminés.

D’ailleurs, à cette époque, aucune distinction ne pouvait encore exister entre un corps géométrique et un corps physique ; les pythagoriens se représentaient donc les corps de la nature comme formés par l’assemblage de points physiques ; il importe peu de discuter ici s’ils concevaient ou non ces points comme étant d’une ou de deux natures différentes (hypothèse dualistique) ; il n’y a pas davantage à rechercher s’ils avaient ou non conservé sans altération la doctrine du Maître, s’ils avaient bien compris ses enseignements. Nous devons nous arrêter sur la formule combattue par Zénon.

J’ai déjà indiqué (p. 206) deux sens différents qu’a pu recevoir, avant Philolaos, la célèbre expression : « Les choses sont nombres. » La polémique de Zenon nous apprend que, de son temps, le premier stade était franchi et la proposition entendue dans ce sens que les corps étaient considérés comme sommes de points, et leurs propriétés comme liées aux propriétés des nombres représentant ces sommes.

C’est en effet cette formule, prise en ce sens, que combat Zénon en l’exprimant en termes à très peu près identiques, en tout cas plus clairs pour le public : Les êtres sont une pluralité (πολλά ἐστι τὰ ὄντα). Expliqués dans ce sens, ses arguments apparaissent comme nets, pressants, irréfutables, même ceux où l’on ne voit d’ordinaire que de simples paralogismes.

Le succès de Zénon fut complet ; ses adversaires ne pouvaient lui répondre. Si la définition pythagorienne du point, inoffensive en réalité dans la géométrie, subsista par tradition jusqu’à Euclide, si l’École ne fit que s’attacher davantage à la formule : « les choses sont nombres, » elle ne lui donna plus qu’une signification symbolique à tendance idéaliste, celle qu’on lui attribue d’ordinaire dès le temps de Pythagore, mais qu’il ne faut pas faire remonter au delà de Philolaos ; d’autre part, l’antique conception dualistique fut transformée et mise d’accord avec les progrès de la pensée par