Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/219

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l’utile et du nuisible encore, mais aurions-nous l’idée du bon et du mauvais, d’où dérive celle du bien et du mal moral ? Je pose la question sans la résoudre. Quant à l’odorat, nous lui devons certainement une notion beaucoup plus importante encore qu’elle n’en a l’air, l’idée du sale et du propre, qui tend à diviser le monde en deux grandes catégories, les choses ou les personnes pures et impures. Certes, les sens intellectuels, la vue et l’ouïe, distillent aussi des notions de haute portée, celles du beau et du laid, du faux et du vrai, de l’accord et du désaccord, mais celles-ci, plus brillantes sans doute, n’ont-elles pas un caractère plus superficiel, moins substantiel, moins viscéral ?

Peut-être objectera-t-on que l’odorat, non plus que le goût, n’est indispensable pour nous suggérer l’idée de propreté ou de saleté, et que la simple vue de certains sujets suffit à la provoquer. Mais, quand nous regardons de loin des haillons couverts d’ordure, une charogne, un visage crasseux, ou au contraire du linge bien blanc, du lait frais, une personne sortant du bain, pourquoi songeons-nous à faire une grimace de dégoût dans le premier cas, et à feindre de flairer avec bonheur dans le second, si ce n’est parce que nous avons eu occasion auparavant de voir des choses ou des personnes pareilles d’assez près pour les odorer et pour constater les odeurs nauséabondes ou les odeurs agréables qui émanaient d’elles (à moins que ce ne fût, chose plus recherchée encore que les parfums chez les civilises, l’agréable absence de toute odeur) ? Notre vue, en ces occasions, n’est qu’un odorat à distance. Notre toucher lui-même ne saurait à lui seul nous faire naître la sensation de saleté et de propreté. Le contact des corps