Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/220

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gluants et visqueux n’est repoussant que par une association d’idées olfactives, parce qu’ils sont ordinairement fétides. Un crapaud, un serpent touché fait ressentir l’impression de l’odieux, non du sale. Il y a des bêtes instinctivement répulsives, non comme sales, mais comme dangereuses.

Si nous naissions, donc, dépourvus d’odorat, nous n’aurions jamais l’idée de juger sale ou propre n’importe quoi, distinction d’ailleurs profondément subjective et étrangère à la chimie. Ce qui nous paraît sale pourrait nous paraître laid ou dissonant, ce que nous jugeons propre pourrait nous paraître beau ou harmonique, mais nous serions incapables de différencier ces distinctions, par la même raison que les daltoniens confondent deux couleurs en une.

Et voyez combien, dans cette hypothèse, l’édifice de nos constructions mentales et de nos institutions sociales serait profondément modifié. Notre conception scientifique du monde et de la vie y aurait gagné peut-être ; mais à coup sur le développement religieux de l’humanité aurait été atteint dans l’une de ses sources les plus vives et les plus cachées. Suivons, en effet, l’évolution de cette opposition du propre et du sale. Attachées d’abord aux seules peines et aux seuls plaisirs actuels de l’odorat - et tout au plus du goût - ces qualifications s’en détachent peu à peu, par la vertu de l’association des images, et s’étendent aux formes et aux couleurs qui font songer aux peines et aux plaisirs possibles de ces deux sens, surtout du premier. Puis, cette distinction fait un pas de plus, un très grand pas : elle franchit le champ des sensations même de la vue, et, portée dans le domaine des idées abstraites, elle s’applique aux choses invisibles, dissimulées