Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/168

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russe, Pomerantseff, et un prêtre français, l’abbé Girod, qui tournait en dérision toute la théorie des apparitions. À un dîner chez le duc de Frontignan[1], la conversation étant venue à tomber sur le spiritisme, le duc affirma avoir vu l’Esprit de l’Amour. L’abbé, qui se montrait sceptique, venait de prononcer un grand sermon où il démontrait l’existence d’un démon individuel ; il se moqua du duc, quand le prince déclara que l’affirmation du duc ne devait pas étonner, attendu que, lui, le prince, connaissait le diable pour l’avoir vu.

« — Je vous dis, répéta-t-il, que je l’ai vu, le dieu du mal, le prince de la désolation ; et, qui plus est, je puis vous le faire voir. »

« L’abbé s’y refusa d’abord ; mais, dans la suite, tourmenté par l’offre, il accepta.

« Les dispositions furent prises ; et, le même soir, l’abbé Girod, ainsi qu’il était convenu, devait, à neuf heures et demie, se trouver en présence du prince des ténèbres ; et cela, en janvier, en plein Paris, dans la capitale du monde civilisé, dans la ville-lumière !

« À neuf heures, Pomerantseff arriva. Il était en tenue de soirée, mais ne portait aucune décoration ; il était d’une pâleur de mort. Ils entrèrent dans la voiture, et le cocher, qui sans doute avait déjà été instruit du lieu de leur destination, lâcha immédiatement la bride à ses chevaux. Pomerantseff fit tomber les glaces des portières, et, tirant de sa poche un mouchoir de soie, il le plia tranquillement en une étroite bande.

« — Il me faut vous bander les yeux, mon cher, dit-il.

« — Diable ! exclama l’abbé, qui était tout nerveux. Voilà qui n’est guère agréable ; j’aime à voir où je vais. »

« La voiture roulait toujours.

« — Sommes-nous au moment d’arriver ? demanda l’abbé Girod.

« — Nous ne sommes pas bien loin », répondit Pomerantseff, d’une voix qui parut sépulcrale à Girod.

« Enfin, après une course d’une demi-heure environ, Pomerantseff dit à haute voix : « Nous y sommes ! » La voiture tourna, et l’abbé entendit le bruit des sabots ferrés sur le pavé d’une cour. La voiture s’arrêta. Pomerantseff ouvrit lui-même la portière, et aida le prêtre à descendre.

« — Il y a cinq marches, dit-il, prenez garde. »

  1. Ici, je crois devoir faire part au lecteur d’une observation personnelle. Ce nom de « duc de Frontignan » n’a été mis la par l’auteur de l’article, écrivant d’après les confidences de l’abbé Girod, qu’afin de masquer un personnage appartenant à la haute société parisienne et que le témoin, pour des raisons particulières, n’a pas voulu désigner sous son véritable nom. Mais le pseudonyme choisi est d’une transparence telle, qu’il est à peine besoin de dire qu’il s’agit du mari d’une de nos duchesses bien connue pour être elle-même une fervente adepte du spiritisme. Il est donc facile de comprendre que le dîner en question a eu lieu dans un fastueux hôtel qui n’est pas bien loin de l’avenue de Wagram.