Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/169

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« Ils traversèrent une cour, montèrent un escalier, traversèrent un vestibule. Pomerantseff ouvrit une porte et la referma à clef. Ils marchèrent encore. Une autre porte fut ouverte, puis refermée à clef ; et sur cette porte l’abbé entendit le froissement d’un épais rideau.

« Pomerantseff prit le bras de l’abbé, lui fit faire quelques pas, et lui dit doucement :

« — Restez debout où vous êtes ; ne faites pas de bruit. Je compte sur votre honneur : vous n’enlèverez pas le mouchoir de vos yeux jusqu’à ce que vous entendiez des voix. »

« L’abbé se croisa les bras et resta silencieux. Il entendit Pomerantseff marcher, et soudainement tout bruit cessa.

« Le malheureux prêtre devine que l’appartement où il se trouvait n’était pas obscur ; car, bien qu’il ne pût rien voir, ayant les yeux bandés, il eut la sensation d’être environné d’une forte lumière ; il sentait comme une caresse de clarté sur ses joues et ses mains.

« Tout à coup, un bruit insolite fit courir un frisson de terreur dans tout son être : c’était comme le frémissement d’une chair nue sur le plancher ciré ; et, avant qu’il eût pu entièrement se remettre de ce premier effroi, il entendit la voix de plusieurs hommes qui semblaient plongés dans quelque horrible extase. Ces voix disaient :

« — Père et créateur de tout péché et de tout crime, prince et roi de toute angoisse et de toute désespérance, viens à nous, nous t’implorons ! »

« L’abbé, fou de terreur, arracha le mouchoir qui lui couvrait les yeux. Il se vit dans un grand salon, meublé à l’ancienne mode et dont les parois étaient de chêne. L’appartement était éclairé, la lumière ruisselait d’innombrables cierges fixés dans des chandeliers. Cette lumière, naturellement douce, paraissait cruelle en raison de son intensité.

« Il vit tout cela comme un éclair ; car, à peine ses yeux furent-ils libres, que son attention fut attirée devant lui par un groupe d’hommes.

« Douze hommes, — et parmi eux Pomerantseff, — de tous âges, depuis vingt-cinq ans jusqu’à cinquante-cinq, tous en tenue de soirée, et tous, autant qu’il en put juger à ce moment, paraissant appartenir au meilleur monde, c’est-à-dire à la haute société, étaient prosternés sur le plancher, les mains unies.

« Ils embrassaient le plancher. Leurs faces, illuminées d’une infernale extase, étaient à moitié contractées, comme s’ils souffraient, à moitié souriantes, comme s’ils nageaient dans la joie d’un triomphe.

« Instinctivement, l’abbé chercha des yeux Pomerantseff. Il était le dernier à gauche. Tandis que de la main gauche il tenait celle de son voisin, de la droite, il caressait nerveusement le plancher ciré, comme s’il