Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/170

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cherchait à l’animer. Sa figure était plus calme que les autres, mais d’une mortelle pâleur, et les teintes violettes de la bouche et des tempes annonçaient une douloureuse émotion.

« Tous, ils grommelaient à haute voix une sorte d’incantation extatique :

« — Ô Père du mal, viens à nous !… Ô prince de la désolation infinie, qui t’assieds au chevet des suicidés, nous t’adorons !… Ô créateur de l’angoisse éternelle ! ô roi des plaisirs cruels et des faméliques désirs, nous te vénérons !… Viens à nous, tes pieds sur le cœur des veuves !… Viens à nous, les cheveux ruisselants du sang de l’innocence !… Viens à nous, le front ceint du sonore chapelet des douleurs !… Viens à nous ! »

« Le cœur de l’abbé fut pris d’un frisson glacial à la vue de ces êtres humains, transfigurés par l’effort mental, et qui étaient prosternés là, devant lui. L’air, chargé d’électricité, semblait plein des murmures de harpes innombrables.

« Le froid se fit soudain plus perçant, et l’abbé sentit la présence d’un nouveau venu dans l’appartement. Détachant ses yeux des douze hommes prosternés, qui ne semblaient pas se soucier de lui, et qui ne cessèrent pas leurs blasphèmes, l’abbé promena ses regards autour de lui, et ils rencontrèrent le nouveau venu, un treizième, qui paraissait être venu par le chemin de l’air dont il semblait naître, et sous ses yeux.

« C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, de haute taille, imberbe comme Auguste adolescent ; ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules comme ceux d’une fillette. Il était en tenue de gala. Ses joues étaient roses et comme animées par l’ivresse ou le plaisir ; mais son regard était d’une tristesse infinie, d’un désespoir intense.

« Les douze hommes, qui étaient sans doute instruits de sa présence, s’animèrent dans une plus profonde adoration ; à l’invocation succédaient la louange et la prière.

« L’abbé était pris d’une terreur mortelle. Ses yeux ne pouvaient se détacher du Treizième, qui se tenait tranquillement debout devant lui, un vague sourire errant sur sa figure ; et le sourire semblait rendre plus profond le désespoir qui se lisait dans ses yeux bleus.

« Girod fut tout d’abord frappé de la tristesse de cette figure, puis de sa beauté, enfin de la vigueur intellectuelle qui la caractérisait. L’expression n’était pas méchante, pas même froide ; les narines, les lèvres et le front décelaient l’orgueil et la hauteur ; mais l’exquise symétrie et les parfaites proportions du masque indiquaient la souplesse et la force de la volonté. Tout le reste contribuait à rendre plus remarquable la tristesse du regard.