Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/442

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était là, debout, en ma présence, c’était le chef communard de Marseille, fusillé au Pharo vers la fin de 1871, c’était Gaston Crémieux.

La ressemblance était frappante : même tête au profil inoubliable, modelé comme celui d’un fin camée ; même barbe noire, soyeuse, coquettement entretenue ; mêmes dents blanches ; même sourire énigmatique plissant le coin des lèvres ; même front ravagé par le souci, mais relevé résolument avec une crânerie audacieuse ; même regard mobile, mais vif comme un éclair d’acier, brillant au fond de la noire prunelle ; même taille moyenne, plutôt un peu petite ; même expression de physionomie ; même port et même attitude de la personne ; mêmes mouvements saccadés, avec le bras droit ramené en avant dans un geste circulaire. Il est vrai, ce Crémieux-là avait légèrement vieilli ; ce n’était plus le fusillé qui venait de passer ses trente ans, c’était Gaston Crémieux arrivant aux approches de la cinquantaine ; des fils d’argent étaient clairsemés dans sa chevelure et dans sa barbe, mais nulle autre différence ; et celle-là n’en était pas une, puisqu’elle concordait avec l’accumulation des années écoulées depuis le drame du Pharo.

Je ne revenais pas de ma surprise. L’homme parla, pour me souhaiter la bienvenue. Cette fois, j’étais fixé ; le timbre de la voix, un peu sourde, au lieu de vibrer claire ; la parole légèrement melliflue, les intonations fades et quelque peu chantonnantes, me confirmèrent que Gaston Crémieux était décidément mort et enterré. C’était bien Adriano Lemmi qui était devant moi.

Nous causâmes. Je lui donnai des nouvelles de l’Amérique et de l’Asie. En effet, après mon congé qui m’avait permis d’aller à Charleston l’année précédente, j’avais repris mon service à bord du courrier de Chine et effectué deux voyages de Marseille à Shang-Haï ; puis, au second retour, en février, j’avais obtenu un nouveau congé de trois mois et demi, lequel, augmenté de la station réglementaire de vingt-huit jours du paquebot entre son arrivée et son départ, me donnait pleine liberté jusqu’au milieu de juillet. J’en avais profité pour voir mes « illustres frères en Lucifer » à Berlin, Leipzig, Genève, Paris, Londres ; et maintenant, j’étais en Italie, à Rome. Lemmi était enchanté de me voir ; j’étais en mesure de lui parler de nos arrière-loges, de nos triangles, absolument comme si j’avais pratiqué le satanisme toute ma vie.

Il n’avait aucune raison de se méfier de moi ; aussi, dans notre conversation, ne prit-il pas la peine d’employer des phrases à double sens, comme celles dont il se sert habituellement dans ses discours en banquet maçonnique, dans ses circulaires et autres élucubrations publiées par la Revista della Massoneria Italiana, en un mot, dans tous ses « morceaux d’architecture » destinés aux initiés incomplets.