Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894.djvu/536

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Il est certain, je le savais d’avance en franchissant le premier seuil des ateliers spœléïques, que j’avais affaire au dessus du panier des épluchures, à la crème des sacripants ; car enfin il faut être tout au moins cela pour s’embaucher dans l’équipe du diable ; mais, je dois l’avouer, rien ne peut donner une idée de ce que je vois.

Est-ce que je rêve ? Non, je me tâte ; je suis bien éveillé. Pas un de ces gredins ne semble appartenir à l’humanité. On dirait qu’on a réuni dans cette salle toute une collection de ces phénomènes vivants, épouvantables à voir, dont l’exhibition d’un seul suffit souvent à faire la fortune d’un Barnum de foire. Sous la suie et le charbon, c’est un vrai masque de démon qui se dessine. Et qui sait, après tout, si nous n’avons pas, en réalité, affaire à des démons ?…

Voici, là, un grand pendard, à la mine patibulaire, musclé et maigre, qui tord une barre de fer ; ses yeux louchent et étincellent, à la fois ; ses cheveux sont hérissés aux côtés de la tête, en forme de petites cornes ; il porte une barbe de bouc, ondulée, laineuse, rêche, essayant de cacher une bouche énorme, sardonique, enlaidie de dents espacées en crocs. Les camarades l’appellent Tubalcaïn. N’est-ce pas Tubalcaïn le maudit, l’ancêtre d’Hiram, d’après la légende maçonnique, le patriarche diabolique du fer et des forges, le frère aîné du Vulcain de la mythologie païenne ?

Et cet autre, tout bancal et tors comme un cep de vigne, à la tête d’hydrocéphale sur un corps gourd, n’est-il pas vraiment Dagron, — ainsi qu’on le nomme familièrement dans l’atelier, — Dagron, le diable des poussières métalliques, celui qui aveugle les mineurs en se roulant et en jetant au vent les molécules des minerais ?

Puis, ce troisième encore, énorme, une outre, sur des jambes dont on n’aperçoit que les pieds, avec sa tête ridiculement microscopique, avec ses yeux comme ceux d’un cochon, ne justifie-t-il pas, lui aussi, le nom diabolique qu’ici tous lui donnent ? n’est-il pas Sulph incarné, Sulph, le démon des hauts fourneaux, le mauvais esprit qui se glisse dans les coulées des cloches d’église pour y faire méchamment des pailles et des soufflés et les faire fêter, afin qu’elles chantent Dieu sur un vilain ton ?

Et bien d’autres encore.

À la monstruosité morale, ils ajoutent la monstruosité physique. Évidemment, on est ici en plein centre de l’enfer industriel. Il n’y a pas jusqu’à ce feu, que je vois briller dans les différents fourneaux, qui n’en témoigne ; car, ici, à ma vive surprise, je constate qu’au-dessus de lui les grands soufflets de forge s’agitent, mais silencieux et sans produire de vent, inutiles à coup sûr. Et cependant, les foyers pétillent ; ils ne semblent pas dus à la combustion du charbon ordinaire, allumé dans une grille naturellement, mais bien à des coulées de la lave du feu cen-