Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/70

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sans être remarqués. On sait la quantité de lait que le voisin prend tous les matins, combien de livres de viande ou de pièces de volaille entrent chez lui pour son dîner, tandis que dans Curzon-Street les nos 200 et 202 ne savaient très-certainement pas ce qui se passait dans la maison qui les séparait. Les domestiques se faisaient leur confidences par les fenêtres de la cuisine ; mais Crawley, sa femme et ses amis ne s’en doutaient seulement pas, et lorsque vous alliez au 201, vous y trouviez toujours bon accueil, aimable sourire, excellent dîner, à quoi s’ajoutait comme complément une amicale poignée de main de l’hôte et de l’hôtesse, sans distinction de personnes.

À les voir mener cette luxueuse existence, on eût dit qu’ils avaient au moins 3 ou 4.000 livres sterling de rente ; s’ils ne les avaient pas en espèces sonnantes, ils les avaient assurément par la manière dont ils savaient se faire servir. Ils ne payaient pas, dit-on, leur mouton, mais ils en avaient toujours sur leur table. La note de leur marchand de vin n’était pas acquittée, qu’en savons nous ? nulle part on ne buvait de meilleur bordeaux que chez Rawdon ; nulle part on ne servait de dîners aussi fins et aussi délicats. Ses salons, dans leur simplicité même, étaient les plus coquets que l’on pût imaginer ; et mille petites fantaisies que Rebecca avait rapportées de Paris ajoutaient beaucoup à leur élégance. Lorsque, assise à son piano, la maîtresse de céans en tirait les notes frémissantes dont elle accompagnait les accents voluptueux de sa voix, chaque invité, cédant à l’illusion, se croyait pour un moment ravi dans quelque petit paradis, et s’avouait à lui-même que si le mari était une brute, la femme du moins était charmante et les dîners du meilleur goût.

Rebecca, par son esprit, par sa grâce, par son adresse avait réussi à se mettre en vogue dans une certaine classe de la société de Londres. On pouvait voir à sa porte de très-modestes voitures d’où il sortait de très-grands personnages. Son équipage au parc était toujours entouré des élégants les plus à la mode. À l’Opéra, c’était une succession de visites dans sa petite loge de seconde galerie ; mais, aveu pénible à faire, les dames tournaient le dos et fermaient leur porte à la petite aventurière.

Les femmes dont mistress Crawley avait fait la connaissance sur le continent, non-seulement n’allaient point lui rendre