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lant comme quatre, et en me parlant de toi quand nous sommes seuls.

— Et la Bête noire, s’écria étourdiment Alzine… Pardon, Mme Heurteloup ?

— Elle est pire que jamais, répondit Loïse dont le front se rembrunit ; son humeur noircit un peu plus chaque jour, et elle fait payer cher à ceux qui sont près d’elle le pain qu’elle leur donne… Etre enfermée pendant douze heures d’horloge avec une femme qui n’ouvre la bouche que pour dire du mal des gens et pour prendre à rebours leurs meilleures intentions, non, ce n’est pas une vie !… J’ai beau me répéter qu’elle a cru bien faire en m’enlevant à des parents qui me battaient, et en m’adoptant, c’est plus fort que moi, je ne peux pas l’aimer, je ne peux pas !…

Tout en parlant, elle s’était débarrassée de son chapeau de paille et avait saisi un râteau. Tête nue, tandis que le soleil dorait les crêpelures de ses cheveux bruns ; la taille souple dans une robe de toile où sa jeune et ferme poitrine se jouait à l’aise, elle s’était mise à la besogne auprès d’Alzine, et leur conversation continuait, plus confiante et plus intime, tandis qu’autour d’elles les herbes remuées exhalaient leur exquise odeur.

— Si tu savais, reprenait Loïse, comme je suis heureuse de me trouver là, près de toi, en pleins champs, moi qui reste toute l’année entre quatre murs !… Tout à l’heure, pendant que je traversais le bois, je me suis sentie comme grisée par le grand air… Il me semblait que je voyais des fleurs et de l’herbe pour la première fois de ma vie. En haut de la tranchée, je n’ai pu me tenir, j’ai pris mon élan et je me suis mise à dégringoler comme une folle jusqu’au bas de la côte… Vrai, on me donnerait à choisir entre vivre comme une chauve-souris à Chèvrechêne ou être servante à Grimonbois, je ne balancerais pas une minute.

En entendant cela, Alzine secouait mélancoliquement la tête. À son tour, elle comparait sa condition actuelle avec le bon temps du Chânois, et, au souvenir des maternelles gronderies de Norine, des caresses intermittentes du père Fanfan, du vivace et impatient amour de Désiré, son cœur se fondait de nouveau et des larmes lui montaient aux yeux.

— Ma pauvre Loïse, répondit-elle, tu ne sais pas ce que c’est que d’être chez les autres !

— Ah ! s’écria Loïse avec une amertume concentrée, est-ce que je n’y suis pas toujours, moi, chez les autres ?… Suis-je donc chez moi, à Chèvrechêne, où je n’ai pas même le droit d’aller et de venir à ma guise, ni de dire tout haut ce que je pense ?… Chez toi, on t’aime et on te gâte, mais moi, je ne sais pas ce que c’est qu’une tendresse… Quand j’ai voulu faire une caresse à ma tante, je me suis piqué les doigts comme à un paquet d’orties. Je suis obligée de renfoncer en dedans tout ce que j’ai de jeune et de bon. Aussi je me sens vieillir et devenir mauvaise, et quand je pense que ce sera toujours, et toujours ainsi, jusqu’à ce que je me dessèche et que je devienne pareille à ma tante, j’ai des envies de me sauver… Je finirai par faire quelque sottise !

La figure passionnée de Loïse avait pris une expression tragique, et Alzine la regardait avec un étonnement inquiet.

— Ne parlons plus de ça, reprit la nièce de Mme Heurteloup, parlons de toi… Est-ce qu’on te moleste, chez tes maîtres ?

— Nenni, j’y suis aussi bien qu’on peut être hors de chez soi. L’ouvrage y est facile et Mlle Charmette est quasi une sainte.

— Et son frère, comment est-il avec toi ?

M. Vital !… Je le vois à peine, car il ne moisit pas à la maison. Le plus souvent il part dès le matin et rentre Dieu sait à quelle heure.

— Tant mieux ! Je dirai ça au Mirguet, qui n’était pas trop rassuré de te savoir logée sous le même toit que ce jeune homme… Tu sais que les Saint-André n’ont pas un bon renom dans le pays ? — L’oncle ne vaut pas cher ; quant à M. Vital, je ne le crois pas un méchant garçon, seulement il aime à s’amuser, et comme il prend son plaisir en compagnie de son oncle, ils font à eux deux plus de tours que de miracles… La pauvre Mlle Charmette en pleure toutes les larmes de ses yeux… Ah ! elle en dit, des chapelets, pour la conversion de son mauvais sujet de frère, je t’en réponds !… mais jusqu’à présent elle y perd ses 'Pater' et ses 'Ave'.

— C’est donc vrai que ce Vital est un grand coureur et qu’il a de singulières façons avec les filles ?

— C’est possible, mais avec moi, répliqua Alzine en relevant la tête d’un air dégagé, il ne s’est jamais permis la moindre plaisanterie, sans quoi j’aurais eu vite fait de le remettre à sa place.

— A-t-il aussi bonne mine qu’on le prétend ?

— Pour ça, oui, c’est un joli garçon, et si gai, si tendre avec sa sœur !… Au reste, tu tombes bien… Le voici justement dans le pré avec son oncle.

En effet, Vital et Jean de Saint André descendaient en ce moment le talus de l’ancien étang. Ils venaient à pied de la foire de Tilly, où ils avaient dû copieusement déjeuner ; cela se devinait surtout aux gestes exubérants et à la parole bruyante de l’oncle.

Ils traversèrent la prairie en biais, et,