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prochent ; les lèvres du Mirguet se tendent déjà pour baiser celles de son amoureuse, mais celle-ci le repousse vigoureusement et se dégage :

— Non, dit-elle, pas de ça ! Quand nous serons mariés, vous m’embrasserez tout à votre aise.

— Oui, Alzine, mais quand ça viendra-t-il ? En attendant, je me languis d’impatience… J’aurais bonne envie de vous demander à votre père ; seulement, j’ai peur qu’il ne m’envoie promener.

— S’il n’y avait que papa, je serais tranquille… Il m’aime bien et finira par en passer par ma volonté. Mais il y a Mme Heurteloup ; il la consulte sur tout.

— Si nous attendons le bon plaisir de la Bête noire, nous avons le temps de sécher sur pied… Quand elle saura notre projet, elle criera comme si on la volait, et le père Fanfan répondra amen à tout ce qu’elle dira. C’est un bon homme, votre père, mais il n’est pas crâne quand Mme Heurteloup monte sur ses grands chevaux.

—Laissez faire, j’ai ma tête, moi aussi, et nous verrons qui aura le dernier.

— Ça, c’est une bonne parole, Alzine, et je veux vous embrasser pour la peine.

— Nenni, grand flagorneur, tenez-vous tranquille !

— Rien qu’un petit baiser d’amitié !

Et, moitié de gré, moitié de force, il l’attire à lui et l’enlace de nouveau ; les deux jeunes visages sont tout près l’un de l’autre mais, à peine les fines moustaches de Désiré ont-elles effleuré la peau d’Alzine, que deux chiens de berger bondissent autour du couple en aboyant. En même temps, une voix impérieuse, sortant du fourré, crie : — Ici, Coquin ! Paix, Misère ! Et une grande femme sèche, toute de noir habillée, apparaît au tournant du sentier.

— La Bête noire ! murmure Alzine, effarée, en se dégageant de l’étreinte de Désiré, et en se penchant précipitamment vers sa charge de feuilles, tandis que le jeune paysan, détortillant son fouet, en applique à tout hasard un coup sur le dos de ses bêtes… Il est trop tard, et toutes ces précautions sournoises sont inutiles, car la nouvelle venue a vu de loin la pantomime expressive des deux amoureux.

— Je vous y prends ! s’exclame-t-elle en marchant vers eux, aussi rapidement que le lui permettent deux gros souliers ferrés glissant dans l’humidité du sentier. Vous n’êtes pas honteux de gourgandiner ainsi en plein soleil !… Toi, mauvais sujet, continue-t-elle, en poussant rudement de la main Alzine, qui rougit et recharge son paquet, file ton nœud, et ne remets plus les pieds chez moi !… Je ne me soucie pas que ma nièce se gâte en compagnie d’une dévergondée de ton espèce.

— C’est bon, grommelle Alzine furieuse, si vous ne vous souciez pas de me voir chez vous, j’y tiens encore moins, et il fera chaud quand j’y retournerai !

— Tais ta langue, effrontée !… Patience, ou te rabattra le caquet !… Et toi, poursuit la veuve, en se retournant vers le Mirguet, au lieu de débaucher les filles, tu ferais mieux de t’occuper de tes chevaux qui n’ont pas mangé de la journée. — Je m’en vas, répond Désiré, mais quant à ce qui est d’Alzine, il ne faut pas voir le mal où il n’est pas, madame Heurteloup… Si je lui parle, c’est pour le bon motif.

— Quel motif, imbécile ?… En as-tu un autre que de satisfaire tes appétits charnels et de mettre au monde de petits gueux qui seront aussi misérables et aussi pervertis que toi ?… Si tu appelles cela le bon motif, je me demande quel est le mauvais !… Assez de sottises, file à ton écurie !… Quant à vos courailleries à travers champs, je te réponds qu’elles ne recommenceront plus, j’y mettrai bon ordre !

Désiré ne réplique pas. Il pousse la Grisette et le Brun dans le chemin qui dévale vers le Chânois et les suit d’un pas lourd, tête basse et la mine penaude. Alzine, elle, a déjà tourné les talons. Elle coupe en biais la corne du bois et gagne le village à travers champs. On ne voit bientôt plus que le bleu de son tablier gonflé de feuilles, au-dessus des buissons de cornouillers. Restée seule à la lisière de la Vignée, Mme Heurteloup siffle ses deux chiens, et se dirige à son tour lentement vers son logis.

Les rayons obliques du couchant éclairent encore sa longue figure bise, encadrée dans des bandeaux plats, jadis bruns et maintenant semés de fils d’argent. Avec son chapeau rond, de grosse paille noire, sa pèlerine de même couleur flottant sur ses épaules carrées, sa robe de deuil tombant droit comme une soutane sur la taille longue et les hanches peu saillantes, sa jupe retroussée, ses gros souliers, son parapluie de coton passé sous un bras anguleux, Mme Heurteloup ressemble, vue de dos, à un curé de campagne qui s’en revient d’une conférence. Mais si, par derrière, sa toilette rustique lui donne une apparence de bonhomie, de face, la veuve a une physionomie singulièrement revêche et morose. La pourpre du soleil déclinant y ajoute même je ne sais quelle lueur tragique. Son corps sans grâce, taillé à la serpe, n’a presque rien de féminin. Dans les bosses de ce front bombé, dans ces yeux bruns et tristes aux paupières allongées, où d’épais sourcils, couleur de charbon, projettent une ombre soupçonneuse, on lit une violence et une obstination passionnées. Le teint brouillé,