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les deux rides verticales qui se creusent de chaque côté du nez sec et droit, la rigidité des lèvres aux coins tombants, donnent au bas de la figure une expression de désenchantement amer et de dureté voulue. Cette quinquagénaire robuste et osseuse vous laisse l’impression désagréable d’un arbre encore jeune, que le tonnerre a frappé en pleine croissance, et qui dresse seul son grand fût décharné et défeuillé au milieu de la forêt verdoyante.

Tandis que Mme Heurteloup descend la côte, le crépuscule est venu tout à fait ; les maisons du village, envahies par l’obscurité, ne trahissent plus leur voisinage que par des points lumineux, vacillant dans l’ombre et marquant la baie de quelque fenêtre. Le ruisseau, qu’on appelle dans le pays tout simplement le coulant d’eau, élève sa voix dans le silence du soir, et son glouglou frais se fait seul entendre au fond de l’étroite vallée. Les deux chiens, qui accompagnent la veuve, se sont rapprochés d’elle et frôlent à droite et à gauche sa jupe de laine. Elle arrive enfin devant le terre-plein où se dressent les bâtiments de Chèvrechêne et elle secoue bruyamment ses pieds boueux sur les cailloux. Noyé dans l’obscurité, le grand orme de la façade est devenu presque invisible ; pas une lueur aux fenêtres n’annonce une maison habitée. Mme Heurteloup pousse la porte du jardin, la verrouille à l’intérieur, longe un potager où les croisées d’un rez-de-chaussée en contre-bas découpent deux losanges lumineux ; puis elle descend deux ou trois marches et entre tout de go dans la cuisine.

C’est une grande pièce carrelée, avec une haute cheminée où flambe un feu d'ételles, La flamme dansante laisse voir les rangées de bassines, de coquemars et de chaudrons ; le buffet vitré, la boîte à horloge, près de l’alcôve, ornée d’un lambrequin de cretonne fanée ; le vaissellier où sont alignées les assiettes de faïence, et, au milieu, juste au-dessous du clayon où l’on dépose le pain de la semaine, une massive table de hêtre ciré, où le couvert est déjà mis.

À chaque coin de la cheminée, sur des chaises basses, deux personnes d’âge et de sexe différents sont assises et attendent la rentrée de la maîtresse du logis. En face de la porte du jardin, le dos courbé vers l’âtre, se tient un petit vieillard très vert, vêtu de la blouse bleue des paysans lorrains, coiffé d’un bonnet de coton, dont la houppe retombe presque sur son front. Il a soixante ans passés, sa figure narquoise et naïve est éclairée par deux yeux bleus riants et limpides : sa bouche fine et gourmande a une expression à la fois prudente et enjouée, avec une nuance de sensibilité dans les plis des lèvres. Ses joues rasées sont marquées d’une multitude de petites rides. Quand il ouvre la bouche pour rire, toutes ces rides s’accusent et plissent la peau ; en même temps, les deux seules dents qui lui restent sur le devant se penchent en dehors, et ajoutent encore à l’accent naïvement goguenard de cette physionomie falote. — La jeune fille, qui lui fait vis-à-vis et qui festonne une bande de broderie, à la lueur d’une lampe à bec pendue à la cheminée, forme un contraste complet avec le bonhomme occupé à tendre vers le brasier ses mains travailleuses et gercées. — Elle a dix-huit ans, et, comme disaient nos pères, elle est jolie et faite au tour. Nu-tête, avec d’épais cheveux bruns qui ondulent en bandeaux de chaque côté de son visage à l’ovale allongé, elle a le type lorrain dans sa pureté : le front haut et découvert, de beaux yeux gris intelligents, le nez aquilin aux ailes mobiles, la bouche un peu grande et charnue, le menton relevé et grassouillet, le teint clair et une peau fine, dont sa robe de deuil à ruches noires fait encore ressortir la blancheur éblouissante. Au bruit de la porte, tous deux se lèvent, tandis que les chiens bondissent à travers la cuisine.

— Ah ! ma tante, s’écrie la jeune fille, nous commencions à être inquiets… Le souper vous attend.

— Vous vous êtes anuitée, mame Heurteloup, et vous n’êtes mie en avance, ajoute le bonhomme de son ton légèrement papelard.

— Bonsoir ! répond brièvement la veuve en se débarrassant de sa pèlerine et de son chapeau, le souper est sur la table ; eh bien, soupons !

Comme chacun est fait aux façons de Mme Heurteloup, on s’assied sans répliquer autour de la table. La porte qui communique avec l’écurie s’entr’ouvre ; le Mirguet, point fier, entre et va s’asseoir sans piper au bas bout, tandis que Coquin et Misère, les deux chiens, fatigués de leur course, s’étendent devant l’âtre et ronflent doucement.

La paysanne, qui cumule les fonctions de cordon bleu et de fille de ferme, apporte d’une arrière-boutique l’épaule de mouton bouillie avec des pommes de terre, et chacun mange lentement, silencieusement. On s’est aperçu que la maîtresse de la maison est de méchante humeur et on se le tient pour dit. Le vieux paysan, qui a essayé d’animer la conversation par des compliments sur la succulence du mouton, s’est fait rabrouer et ne souffle plus mot. Le repas s’achève d’une façon maussade. Sitôt la dernière bouchée avalée, le Mirguet regagne son écurie sans demander son reste ; le bonhomme en blouse bleue se lève de dessus sa chaise, et tandis