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aussi pour l’homme habitué aux « plis sinueux des vieilles capitales » une comédie parisienne, qu’il ne faut pas prendre davantage au sens comique, mais tragique. La vieille capitale du grand poète de Paris vit pour lui, vit en lui comme une femme, comme ces femmes mûres, lourdes de souvenir, de passé et de péché qu’il a seules aimées. Les Sept Vieillards, les Petites Vieilles, le Crépuscule du Matin sont mal nommés Tableaux Parisiens : c’est le cœur de Paris, son secret, sa mystique. Baudelaire a haï la nature, mais il recrée ici une capitale comme une nature.

Une capitale, une foule, c’est un motif de fuite, de fuite dans l’anonyme, parmi les hommes et parmi les femmes, ces arbres de la forêt, et où l’on oublie tel homme et telle femme. Mais cette fuite et cette perte, on les trouve aussi bien et mieux hors des hommes, sans les hommes. À Baudelaire poète de Paris, le troisième cycle fait succéder Baudelaire poète des Paradis artificiels, qu’il a, avec l’aide de Thomas de Quincey, longuement décrits ailleurs. Ici il n’en retient qu’un, le seul qui ait des titres de noblesse poétique, le Vin. Des cinq petits poèmes du Vin, Baudelaire a voulu faire un cycle, une section autonome de son livre, au même titre que des cent poèmes de Spleen et Idéal.

Le voyage devient de plus en plus périlleux, attire de plus en plus la réprobation, d’ailleurs sollicitée, de l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ». À la vie normale du poète romantique, à la vie secrète de Paris, au péché de l’ivresse, succède, pour former le quatrième cycle, le Mal. Le titre de Fleurs du Mal est réservé particulièrement à douze poèmes, les douze apôtres du diable, les plus osés du livre, ceux-là même que les tribunaux ont obligé Baudelaire à supprimer : Une Martyre, Lesbos, Femmes damnées. Et le Voyage à Cythère qui est le onzième, nous paraît la forme la plus audacieuse et la plus forte qu’un grand poète ait donnée à une confession, à un vêtement de prophète qui se déchire du haut en bas. Après le cercle du vin le cercle du vice, du vice clairvoyant, du vice désespéré, du vice puni.

Puisque le poète refuse l’illusionnisme romantique, la dissimulation lâche, l’ignorance et les masques, tout ce qui est le vice dans le vice, puisqu’il a opté pour la « conscience dans