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le mal » quel cercle se creusera donc sous le cercle du mal ? Celui de la révolte. Après avoir opté pour le mal, le poète optera pour le chef du mal, pour le diable. Les trois seules pièces de Révolte, le Reniement de saint Pierre, Abel et Caïn, les Litanies de Satan, Baudelaire a voulu qu’elles aussi fissent un cercle, un cycle. Ce sont les frontières des limbes et de l’enfer, à la manière dont les paradis artificiels regardaient vers le paradis. Et il suffit de lire ces trois pièces et de regarder dans les yeux le masque de Baudelaire pour se convaincre que tout cela reste terriblement sincère, et que, lorsque Brunetière appelle Baudelaire un Belzébuth de table d’hôte, c’est Brunetière seul qui est à la table d’hôte, qui y fait le funambulesque major.

Un sixième cycle reste seul possible : la Mort. C’est le titre des six poèmes de la dernière partie. Ils légitiment le titre primitif du recueil. La mort baudelairienne n’est ni un espoir de paradis,-ni une épuration par les épreuves, ni une chute dans l’enfer. C’est un passage dans les limbes que méritent les Amants, les Pauvres, les Artistes. C’est la Fin de la Journée, c’est le Rêve d’un Curieux. C’est enfin le Voyage. Cette pièce du Voyage met le point final à ces poèmes d’un voyage à travers le monde humain, sur les frontières du monde humain, hors du monde humain. La condition humaine est affreuse, mais elle n’est pas la seule. Sur les débris de la vie et loin de l’humanité, en avant !

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Le Voyage par là rejoint la Bénédiction, le dernier cercle revient au premier, comme dans le poème de Nerval, la treizième heure revient sous la forme de la première. Le voyage des Limbes sur une crête entre l’enfer et le ciel est terminé. Tel était le message confié à Baudelaire. Poète, il n’avait rien d’autre à dire, pas d’autre livre à donner que les Limbes. Il eût vécu plus longtemps qu’il eût simplement ajouté d’autres poèmes au livre unique, dont ses papiers, ses journaux intimes, forment le commentaire, et en lequel Paris a reconnu depuis trente ans sa Divine Comédie.