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vain français — qui ait uni à la vie traditionnelle de la noblesse, et même à un puritanisme de sa caste, une carrière, une pratique, des qualités et des défauts, d’homme de lettres.

Le Chateaubriand libertin, païen, était le Chateaubriand déraciné par l’émigration. Son christianisme coïncide pour lui avec sa rentrée dans son pays, dans son ordre, dans son genre de vie. Avant d’avoir l’imagination catholique, il a la tradition catholique. Son imagination de poète marque cette tradition comme les lignes de peupliers marquent la nappe d’eau souterraine. Le Génie du Christianisme c’est le génie de la tradition, de toutes les traditions, le sens d’une durée, la familiarité avec une durée. Un tel Génie, il n’appartenait pas à un prêtre de l’écrire, car le prêtre met l’accent sur la présence actuelle des dogmes, sur leur vérité intemporelle, sur leur nature de principes. Il y fallait un noble, entretenu dans le culte d’une valeur héréditaire, d’un bien mûri par une durée. Que l’on compare à cette nuance du Génie le sentiment de l’« antiquité » religieuse, la « défense de la tradition », la « suite de la religion » chez Bossuet. Évidemment nous retrouvons dans Bossuet des valeurs analogues, et qui concordent avec celles du Génie pour expliquer les habitudes catholiques de la France. Mais la différence reste grande. La valeur de l’« antiquité » consiste pour Bossuet en la garantie qu’elle fournit contre le changement, en le maintien d’une présence intacte, d’une chose qui reste. Elle consiste pour Chateaubriand dans son pacte avec la vie, maintenant comme la vie une permanence sous le changement, comportant les nuances et les différences de l’heure : la majesté de la vieillesse après les grâces de l’enfance et la vigueur de la jeunesse, la chose qui dure comme l’arbre d’une famille.

Manque d’imagination
religieuse
.
L’imagination ne vient qu’après, et mal. On remarquera que Chateaubriand n’a jamais réussi une œuvre d’imagination, qu’il n’y a de force créatrice dans aucune de ses fictions, qu’il manque à un degré singulier de cette imagination proprement catholique qui abonde chez un Pascal, un Bossuet, un Fénelon, et sous laquelle la lettre de l’Écriture ou du dogme produit, pour en nourrir la